La litt¡¦ature asio-am¡¦icaine? une influence croissante


Shirley Geok-lin Lim



Le romancier am¡¦icain Henry James fit observer un jour que la litt¡¦ature avait besoin d'une longue histoire pour s'¡¦anouir. Dans cette perspective, on pourrait dire que la rapidit?avec laquelle s'¡¦ablit la litt¡¦ature am¡¦icaine dont les auteurs sont d'origine asiatique repr¡¦ente une forme d'histoire condens¡¦, une r¡¦onse enthousiaste des cercles litt¡¦aires traditionnels des ¡¦ats-Unis ?la r¡¦lisation tardive, par la nation, du r¡¦e jou?par les Am¡¦icains d'origine asiatique. Ce ph¡¦om¡¦e met en relief le caract¡¦e ?la fois urgent et complexe de l'¡¦aluation qui s'impose.

Or l'¡¦aluation d'une tradition marginale, qui se transforme au fur et ?mesure qu'elle se dessine, ne doit pas se faire ?l'aune des crit¡¦es fixes que l'on applique aux autres traditions litt¡¦aires. Gardons-nous d'en conclure que cette ¡¦aluation ne serait ni utile ni possible. La v¡¦it? c'est que les courants litt¡¦aires en gestation? en raison m¡¦e de leur caract¡¦e davantage conflictuel, ¡¦h¡¦¡¦e et transitoire? doivent int¡¦rer leur propre discours d'auto-r¡¦lexion, d'interrogation et de critique - en d'autres termes, ils doivent incorporer leur auto-¡¦aluation.

Il suffit de jeter un oeil sur la liste des ouvrages d'¡¦rivains am¡¦icains d'origine asiatique qui ont ¡¦?publi¡¦ dans les ann¡¦s 1990 pour se rendre ?l'¡¦idence? ces livres se vendent tr¡¦ bien. On peut g¡¦¡¦alement rattacher leur popularit?au succ¡¦ du mouvement en faveur des droits civils des ann¡¦s 1950 et 1960 ainsi qu'?certains auteurs afro-am¡¦icains, tels W.E.B. Du Bois au d¡¦ut du XXe si¡¦le et Toni Morrison, laur¡¦te du prix Nobel de litt¡¦ature en 1994. Le roman de Maxine Hong Kingston, The Woman Warrior (1978), le premier ouvrage am¡¦icain d'origine asiatique ?¡¦re salu?par le grand public, et Le club de la chance (1989), qui catapulta Amy Tan parmi les auteurs ?grand succ¡¦, fray¡¦ent la voie ?d'autres ¡¦rivains dont les livres se vendent aussi bien dans les supermarch¡¦ que dans les librairies universitaires.

L'int¡¦¡¦ que portent ?la litt¡¦ature asio-am¡¦icaine les ¡¦udits et le grand public est relativement r¡¦ent, puisqu'il remonte au militantisme estudiantin de la fin des ann¡¦s 1960, notamment ?l'universit?d'¡¦at de San Francisco et au campus de Berkeley de l'universit?de Californie, point de d¡¦art de la cr¡¦tion de programmes d'¡¦udes ethniques interdisciplinaires. De nos jours, cette forme de litt¡¦ature est couramment ¡¦udi¡¦ dans l'enseignement sup¡¦ieur aux ¡¦ats-Unis. Par voie de cons¡¦uence, elle devient mieux connue et, fait plus notable encore, elle atteint de plus hauts sommets.

Diverses revues, telles Bridge ?New York et Amerasia, créée au campus de Los Angeles de l'universit?de Californie, contribu¡¦ent de mani¡¦e fondamentale ?sensibiliser l'opinion publique ?un certain nombre d'¡¦rivains am¡¦icains d'origine asiatique. Cet int¡¦¡¦, qui s'est intensifi?au cours des vingt derni¡¦es ann¡¦s parmi le courant principal des lecteurs am¡¦icains et des maisons d'¡¦ition, fit na¡¦re de nouvelles occasions et, paradoxalement, une crise de repr¡¦entation. Il n'y a pas de signe plus r¡¦¡¦ateur que le d¡¦at interne qui s'est ouvert sur les tentatives visant ?d¡¦inir un ?canon ¡¦de textes - une liste des ouvrages les meilleurs ou les plus notables - et ?se mettre d'accord sur un programme scolaire fixe. ?cet ¡¦ard, dans la mesure o?les discussions portent sur la double notion de l'¡¦h¡¦¡¦e et du temporel, la litt¡¦ature asio-am¡¦icaine constitue un domaine particuli¡¦ement mouvant et souvent contest?

Comment donc d¡¦inir les param¡¦res de la litt¡¦ature asio-am¡¦icaine? Trois premi¡¦es anthologies, ?savoir Asian-American Authors (1972), Asian-American Heritage (1974) et Aiiieeeee? (1975), donn¡¦ent ?penser que le paradigme du ?creuset ¡¦ne facilitait pas la compr¡¦ension de l'identit?culturelle des Am¡¦icains d'origine asiatique. Par ailleurs, influenc¡¦ par le mouvement afro-am¡¦icain des ann¡¦s 1960 en faveur des droits civils, les ¡¦iteurs d'Aiiieeeee? - qui publi¡¦ent ult¡¦ieurement des pi¡¦es de théâtre, des romans, des nouvelles et des recueils de po¡¦ie - soutinrent que la ?sensibilit??d'origine asiatique relevait d'un ph¡¦om¡¦e am¡¦icain nettement distinct des sources culturelles asiatiques et sans rapport avec elles. Mais ce point de vue tomba peu ?peu en d¡¦u¡¦ude au fil des ans, devant la pouss¡¦ de l'immigration asiatique observ¡¦ au cours des vingt-cinq derni¡¦es ann¡¦s du XXe si¡¦le.

Cons¡¦uence directe de cet afflux d'immigrants, la part des Asiatiques dans la population des ¡¦ats-Unis est pass¡¦ de moins de 0,5 % ?plus de 3 %. Fait int¡¦essant, l'anthologie Aiiieeeee? r¡¦ertoriait uniquement des auteurs am¡¦icains d'origine chinoise et japonaise, pratiquement tous de sexe masculin. Par contre, depuis la publication de cet ouvrage, les librairies am¡¦icaines offrent une profusion de livres ¡¦rits par des auteurs am¡¦icains originaires des Philippines, de Malaisie, de l'Inde, du Pakistan, du Vi¡¦ Nam, de la Cor¡¦ et d'autres pays encore, les femmes ¡¦ant largement et notablement repr¡¦ent¡¦s.

Traditionnellement, la litt¡¦ature asio-am¡¦icaine est ¡¦alu¡¦ et critiqu¡¦ dans la seule perspective de la race. En d'autres termes, elle est per¡¦e comme ¡¦ant centr¡¦ sur l'identit?des Am¡¦icains d'origine asiatique et dans le contexte de l'immigration des Orientaux aux ¡¦ats-Unis et de leurs combats au plan l¡¦islatif contre les politiques injustes et la violence raciale. ?la v¡¦it? l'exp¡¦ience des diverses communaut¡¦, en mati¡¦e d'immigration, donne naissance ?des ouvrages refl¡¦ant des sujets de pr¡¦ccupation et des styles qui transcendent les g¡¦¡¦ations. Les po¡¦es qui furent ¡¦rits par des immigrants chinois dans leur langue maternelle sur les murs des casernes d'Angel Island (le point de chute des immigrants ?leur arriv¡¦ sur la c¡¦e ouest des ¡¦ats-Unis) entre 1910 et 1940 ont ¡¦?traduits en anglais, de m¡¦e que les ?tankas ¡¦(vers japonais) d'Am¡¦icains d'origine japonaise de la premi¡¦e g¡¦¡¦ation. Ces ¡¦rits ont enrichi le ?canon ¡¦de la litt¡¦ature d'origine asiatique. Les histoires et les essais d'Edith Eaton (Mrs. Spring Fragance, 1910), qui prit le nom de plume de Sui Sin Far pour marquer son attachement ?ses origines mi-chinoises, s'int¡¦essa aux difficult¡¦ rencontr¡¦s par les Chinois et les individus de ?race mixte ¡¦aux ¡¦ats-Unis au d¡¦ut du XXe si¡¦le. Dans son roman America is in the Heart (1946), Carlos Bulosan retrace le combat d'un immigrant philippin et d'autres travailleurs ¡¦igr¡¦ en faveur de la justice sociale et de l'acceptation. Ces deux ¡¦¡¦ents font partie de la tradition litt¡¦aire asio-am¡¦icaine.

Avant la p¡¦iode fertile de publication de nouveaux ouvrages qui a suivi la guerre, et m¡¦e par la suite, les ¡¦rivains d'origine asiatique nouvellement ¡¦igr¡¦ et ceux appartenant ?la premi¡¦e g¡¦¡¦ation d'Am¡¦icains avaient une pr¡¦ilection pour les m¡¦oires. (Ceci est vrai d'ailleurs pour les autres auteurs am¡¦icains d'origine ¡¦rang¡¦e.) Le livre de Younghill Kang The Grass Roof (1931), celui de Pardee Lowe intitul?Father and Glorious Descendant (1943) et celui de Jade Snow Wong Fifth Chinese Daughter (1950) parvinrent ?satisfaire la curiosit?des Am¡¦icains sur les ¡¦rangers parmi eux. De fait, l'internement des Am¡¦icains d'origine japonaise pendant la Deuxi¡¦e Guerre mondiale formait encore la trame de m¡¦oires et de po¡¦es autobiographiques des dizaines d'ann¡¦s apr¡¦ la guerre, comme en t¡¦oigne Nisei Daughter (1956), de Monica Sone, Farewell to Manzanar (1973), de Jeanne Wakatsuki Houston et James D. Houston, et le recueil de po¡¦ies de Mitsuye Yamada intitul?Desert Run (1988).

Cela dit, les auteurs am¡¦icains d'origine asiatique ¡¦aient loin de se limiter ?une seule ¡¦oque et de se cantonner ?un seul genre. Les ¡¦rivains communiquaient, et ils continuent de le faire, en exploitant toute une gamme d'options, y compris les ouvrages de fiction, la po¡¦ie, les dramatiques et la tradition orale.

Le premier roman publi?par un Am¡¦icain d'origine japonaise fut No No Boy (1957), de John Okada, publi?un an apr¡¦ la sortie de The Frontiers of Love, roman de l'Am¡¦icaine d'origine chinoise Diana Chang qui fut accueilli avec une attention respectueuse. La vitesse ?laquelle la production litt¡¦aire se poursuit indique que la trajectoire de la tradition litt¡¦aire asio-am¡¦icaine est encore en formation - dans l'imagination.

Impressionnant, le palmar¡¦ de ces derni¡¦es ann¡¦s l'est ?plus d'un titre. Apr¡¦ les r¡¦ompenses qui salu¡¦ent The Woman Warrior, de Maxine Hong Kingston, d'autres ouvrages d'¡¦rivains am¡¦icains d'origine asiatique surent s¡¦uire les lecteurs et le public. Le roman de Cathy Song Picture Bride et le recueil de po¡¦ies The River of Heaven, de Garrett Hongo, contribu¡¦ent ?affermir la r¡¦utation des ¡¦rivains am¡¦icains d'origine asiatique dans les ann¡¦s 1980, au m¡¦e titre que M. Butterfly, l'¡¦onnante pi¡¦e de théâtre de David Henry Hwang, et celle de Philip K. Gotanda, The Wash.

Tandis qu'Amy Tan per¡¦it sur la sc¡¦e litt¡¦aire avec Le club de la joie et que Maxine Hong Kingston continuait sur sa lanc¡¦ en publiant Tripmaster Monkey (1989), d'autres ¡¦rivains sortirent de l'ombre, comme Bharati Mukherjee (Jasmine). Le premier roman de Gish Jen (Typical American), d'origine chinoise, celui de Chang-rae Lee (Native Speaker), d'origine cor¡¦nne, et de Lan Cao (Monkey Bridge), d'origine vietnamienne, re¡¦rent un accueil chaleureux. En 1999, l'¡¦rivain d'origine chinoise Ha Jin fut laur¡¦t de la ?National Book Award ¡¦pour son premier roman, intitul?Waiting, qui a la r¡¦olution culturelle pour toile de fond. Dans la cat¡¦orie des ouvrages de fiction plus courts, un certain nombre d'¡¦rivains sont ¡¦alement bien re¡¦s, tel David Wong Louie (Pangs of Love, 1991), Wakako Yamauchi (Songs My Mother Taught Me, 1994) et Lan Samantha Chang (Hunger, 1998).

Ce panorama t¡¦oigne de la diversit?th¡¦atique des sujets abord¡¦ dans la litt¡¦ature asio-am¡¦icaine et qui n'est pas sans rappeler l'h¡¦¡¦og¡¦¡¦t?contemporaine de cette communaut? Les ouvrages qui en ¡¦anent ne se r¡¦lament pas d'une tradition coh¡¦ive et unie et ils n'y contribuent pas non plus. Au contraire, certains ¡¦¡¦ents culturels semblent ¡¦re communs ?d'autres auteurs au pass?et aux origines divers. On peut avoir l'impression que les sujets trait¡¦ d¡¦oulent d'une fa¡¦n d'envisager le monde propre aux gens de l'Asie de l'Est, propres aussi ?une construction patriarcale de la famille et des st¡¦¡¦types en fonction du sexe ainsi qu'au partage des combats et de l'isolement ressenti dans le nouveau monde des ¡¦ats-Unis. Pour autant, on aurait du mal ?d¡¦ager une seule tradition capable de sous-tendre les strat¡¦ies et les techniques vari¡¦s qui sont typiques de la litt¡¦ature asio-am¡¦icaine.

Le fait est qu'en repr¡¦entant les Am¡¦icains d'origine asiatique de mani¡¦e h¡¦¡¦og¡¦e, dans la litt¡¦ature comme dans la soci¡¦? on finit par rel¡¦uer aux oubliettes le st¡¦¡¦type de l'Oriental ?ind¡¦hiffrable ¡¦ (En intitulant sa r¡¦ente anthologie de litt¡¦ature asio-am¡¦icaine Charlie Chan Is Dead, Jessica Hagedorn, une Am¡¦icaine originaire des Philippines, faisait une allusion ironique au protagoniste typique des romans policiers des ann¡¦s 1930 ¡¦rits par l'¡¦rivain anglo-am¡¦icain Earl Derr Biggers et port¡¦ au grand ¡¦ran.)

Jusqu'?une date r¡¦ente, les ¡¦udes sur les Asiatiques aux ¡¦ats-Unis acceptaient ?un degr?limit?la notion psychosociale de st¡¦¡¦type. Des psychologues, tel Stanley Sue, arguaient que les Am¡¦icains d'origine europ¡¦nne justifiaient leur discrimination envers les Orientaux en se retranchant derri¡¦e les pr¡¦ug¡¦ populaires, percevant les immigrants comme des ¡¦res inf¡¦ieurs, porteurs de maladies et ind¡¦irables. ?ce triste st¡¦¡¦type en vogue au XIXe si¡¦le s'est substitu?un st¡¦¡¦type positif, qui pr¡¦ente l'Am¡¦icain d'origine asiatique comme un ¡¦re instruit, travailleur, qui r¡¦ssit dans la vie, un membre d'une minorit?mod¡¦e, pourrait-on dire. C'est aussi le portrait que l'on retrouve de plus en plus souvent maintenant dans la litt¡¦ature, quand bien m¡¦e il ne fait pas l'unanimit?dans la communaut?

Parall¡¦ement au th¡¦e de la race se pr¡¦ente celui de l'in¡¦alit?des sexes, de nombreux ouvrages ¡¦oquant le combat des Am¡¦icaines d'origine asiatique contre la mentalit?patriarcale traditionnelle. The Woman Warrior, de Maxine Hong Kingston, illustre bien ce ph¡¦om¡¦e ?travers la s¡¦ie complexe de r¡¦its sur la vie au sein d'une communaut?structur¡¦ en fonction du sexe et de la race.

Comme dans la plupart des soci¡¦¡¦ traditionnelles, le r¡¦e d¡¦olu ?chaque sexe au sein des collectivit¡¦ asio-am¡¦icaines tend ?¡¦re fixe et ?¡¦re examin?de pr¡¦. Les tensions qui en r¡¦ultent se retrouvent depuis une dizaine d'ann¡¦s dans un certain nombre d'ouvrages ¡¦rits par des Am¡¦icains d'origine asiatique, tels Home To Stay (1990) et Our Feet Walk the Sky (1993). En r¡¦le g¡¦¡¦ale, la haute estime dans laquelle ¡¦aient tenus les enfants de sexe masculin faisait que l'on attendait davantage des gar¡¦ns sur le plan tant ¡¦onomique que social. Quant aux filles, il ¡¦ait entendu qu'elles se marieraient et qu'elles feraient alors partie de la famille de leur mari. De fait, dans toutes les soci¡¦¡¦ de l'Asie de l'Est, on consid¡¦ait le plus souvent que la femme ¡¦ait soumise d'abord ?son p¡¦e, puis ?son mari et, en cas de veuvage, ?ses fils.

Le fait d'immigrer aux ¡¦ats-Unis, et de vivre dans une soci¡¦?o?le r¡¦e des sexes se d¡¦init de mani¡¦e plus pr¡¦ise et plus libre, remit en cause les valeurs sociales traditionnelles. Rien d'¡¦onnant, donc, ?ce que la litt¡¦ature s'en soit trouv¡¦ affect¡¦. Les ¡¦uvres de la jeune g¡¦¡¦ation, par exemple Mona in the Promised Land (1996), de Gish Jen, et Monkey Bridge (1997), de Lan Cao, expriment la confusion qui na¡¦ du foss?qui s¡¦are leur d¡¦ir d'autonomie et d'¡¦anouissement personnel et les espoirs de leur m¡¦e. Mais m¡¦e ant¡¦ieurement, juste apr¡¦ la Deuxi¡¦e Guerre mondiale, Jade Snow Wong et Jeanne Wakatsuki Houston tenaient le m¡¦e discours sur les pr¡¦ug¡¦ contre les filles dans leur famille lorsqu'elles retra¡¦ient leur enfance.

Certes, les r¡¦es d¡¦olus aux individus en fonction de leur sexe sont souvent pr¡¦ent¡¦ en tant que fonction d'une culture donn¡¦. Des ¡¦rivaines am¡¦icaines originaires de l'Asie du Sud, telles Bharati Mukherjee et Bapsi Sidhwa (American Brat) se sont int¡¦ess¡¦s aux tensions culturelles qui surgissent lorsque sont franchies des fronti¡¦es nationales. Le h¡¦os d'origine asiatique qui est d¡¦eint dans Pangs of Love, de David Wong Louie, et China Boy (1991), de Gus Lee, est en situation de crise lorsqu'il essaie de comprendre ce qu'on attend d'un homme. Qu'il soit question d'amour ou de la cellule familiale, les Am¡¦icains d'origine asiatique se heurtent aux id¡¦ux conflictuels li¡¦ au fait d'¡¦re homme ou femme.

Les rapports entre les parents et leurs enfants figurent ¡¦alement en bonne place dans les ouvrages d'¡¦rivains am¡¦icains d'origine asiatique. Ici encore, ce th¡¦e repose sur un fondement historique et social. Autrefois, ?cause de la barri¡¦e linguistique ?laquelle se heurtaient les immigrants asiatiques, c'¡¦ait g¡¦¡¦alement le point de vue de la deuxi¡¦e g¡¦¡¦ation, celle des fils et des filles n¡¦ aux ¡¦ats-Unis, qui pr¡¦ominait dans la litt¡¦ature. D¡¦ 1943, l'autobiographie de Pardee Lowe Father and Glorious Descendant faisait d¡¦ouvrir aux lecteurs am¡¦icains un p¡¦e dominateur au sein d'une communaut?ethnique solide et coh¡¦ive.

Si les enfants de la seconde g¡¦¡¦ation rejettent souvent les esp¡¦ances de leurs parents au plan social, il ne faut pas en conclure pour autant que les parents immigr¡¦ refl¡¦ent l'image d'une soci¡¦?statique. Ce sont des individus qui ont rompu les amarres avec leur pass?pour s'installer aux ¡¦ats-Unis. D¡¦ lors, les ¡¦rivains d'origine asiatique qui sont n¡¦ aux ¡¦ats-Unis brossent un portrait complexe de figures parentales ayant elles-m¡¦es un double visage. Les ¡¦uvres de Yamamoto et de Yamauchi d¡¦eignent des relations m¡¦e-fille qui sont sujettes ?des conflits et ?des tensions non seulement d'ordre familial, mais aussi ancr¡¦ dans la notion du r¡¦e des sexes. Les nouvelles particuli¡¦ement ¡¦ocatrices qui sont r¡¦nies dans le recueil intitul?i> Hunger, de Lan Samantha Chang, illustrent clairement ce ph¡¦om¡¦e.

Loin de se r¡¦umer ?un simple ensemble de th¡¦es, les relations parent-enfant s'expriment aussi ?travers les structures des strat¡¦ies narratives - les points de vue, les intrigues, les personnages, les voix et les choix linguistiques. Le choix du personnage qui incarne la conscience dans le po¡¦e ou le roman affecte le flux de l'identit?du point de vue du lecteur. L'¡¦entail et le ton des voix pr¡¦¡¦s aux personnages nous font savoir si les parents en question sont des immigrants qui ne parlent pas l'anglais ou au contraire des immigrants bilingues et si les attitudes et les valeurs culturelles des enfants s'¡¦artent ou non de celles de leurs parents. Ce qui n'est que rarement mis en doute, c'est l'importance fondamentale de la relation parent-enfant dans ces ouvrages, ?l'image du r¡¦e social fondamental que jouent ces familles dans les communaut¡¦ am¡¦icaines d'origine asiatique.

Certains de ces ouvrages comportent aussi une dimension g¡¦graphique. Par exemple, les r¡¦its d'Okada, de Toshio Mori et de Maxine Hong Kingston se d¡¦oulent dans des enclaves de la c¡¦e ouest des ¡¦ats-Unis, tandis que l'action du roman de Louis Chu Eat a Bowl of Tea (1961) se situe ?l'autre bout du pays, dans le quartier new yorkais de Chinatown. Les ¡¦uvres ¡¦anant d'Hawa? par exemple All I Asking for Is My Body (1975), de Milton Murayama, ou encore les po¡¦es et histoires fictives de Lois-Ann Yamanaka dans Saturday Night at the Pahala Theatre (1993) et Blu's Hanging (1998), traduisent une identit?r¡¦olument insulaire qui s'exprime notamment ?travers les tournures de phrase typiquement hawa¡¦nnes. D'autres th¡¦es et registres stylistiques li¡¦ au concept de l'¡¦e se retrouvent ¡¦alement dans les anthologies et autres ouvrages sortis des presses ?Bamboo Ridge ¡¦d'Hawa?

Immanquablement, la tendance ?l'adoption des techniques postmodernistes se refl¡¦e dans les ¡¦rits publi¡¦ ces derni¡¦es ann¡¦s. Les ouvrages de jeunes auteurs contemporains, tels le roman In the Valley of the Heart (1993) de Cynthia Kadohata et les pi¡¦es de théâtre de Hwang et de Gotanda, n'ont rien ?envier au roman spectaculaire de Maxine Hong Kingston, Tripmaster Monkey (1989). Ils manient avec aisance les techniques de la parodie, de l'ironie et du pastiche pour amener le lecteur ?remettre en question l'enchev¡¦rement des notions de race, de classe et de st¡¦¡¦types li¡¦ au sexe tout en faisant de l'identit?sexuelle l'un des th¡¦es centraux de l'identit?tout court. Ce sont aussi les techniques qu'emploie Jessica Hagedorn dans Dogeaters (1990), un roman dont l'action se situe aux Philippines, pour faire la critique du colonialisme am¡¦icain et du r¡¦ime de Marcos tout en c¡¦¡¦rant les fusions culturelles des Philippins.

Les anthologies consacr¡¦s ?un seul genre litt¡¦aire offrent un large ¡¦entail de styles et de voix. The Open Boat (1993) et Premonitions (1995) sont r¡¦¡¦ateurs des nouvelles directions suivies en mati¡¦e de po¡¦ie. Charlie Chan Is Dead (1993) et Into the Fire (1996) introduisent le lecteur ?un nouveau type de romans. Et deux anthologies publi¡¦s en 1993, The Politics of Life et Unbroken Threads, consignent l'¡¦olution de l'art dramatique. De m¡¦e, une salutaire h¡¦¡¦og¡¦¡¦t?caract¡¦ise les anthologies r¡¦entes qui se concentrent sur l'origine nationale, comme dans Living In America (1995), dans les r¡¦lexions des Am¡¦icains originaires de l'Asie du Sud et dans Watermark (1998), recueil de textes ¡¦rits par des ¡¦rivains d'origine vietnamienne, ou encore dans le tout r¡¦ent volume intitul?Southeast Asian American Writing? Tilting the Continent (2000). On ne saurait nier non plus la grande diversit?des identit¡¦, des genres et des styles qui s'expriment ?travers les anthologies r¡¦entes ?caract¡¦e g¡¦¡¦al, dont celle de Shawn Wong Asian American Literature (1996).

Consid¡¦¡¦s dans leur ensemble, ces anthologies ont pour but de faciliter l'acc¡¦ du lecteur aux ouvrages provocateurs, originaux et intellectuellement stimulants qui ont ¡¦?produits au cours du si¡¦le dernier. Trouvant un juste milieu entre les ouvrages bien connus et acclam¡¦ par le grand public et ceux de cr¡¦tion plus r¡¦ente, les morceaux choisis t¡¦oignent d'une attention port¡¦ aussi bien ?leur signification historique et litt¡¦aire qu'?leur qualit?litt¡¦aire, crit¡¦e qui d¡¦lenche souvent un d¡¦at salutaire et bruyant. Il n'emp¡¦he que la diversit?des styles, des genres et des voix atteste de la vitalit?des ¡¦uvres d'auteurs am¡¦icains d'origine asiatique.

Au bout du compte, cette diversit?est ancr¡¦ au plus profond du transnationalisme - mouvement mondial des cultures, des peuples, des capitaux. Ce nouveau ph¡¦om¡¦e a amen?les ¡¦rivains ?fabriquer une nouvelle identit? pour autrui et pour eux-m¡¦es. On y discerne un amalgame d'¡¦igr¡¦, de r¡¦ugi¡¦, d'exil¡¦ et d'immigrants qui arrivent aux ¡¦ats-Unis depuis des dizaines d'ann¡¦s et qui continuent ?¡¦rire et ?¡¦re publi¡¦ dans leur nouveau pays. Jusqu'?une date r¡¦ente, cependant, ceux-ci conservaient souvent leur nationalit?d'origine et il leur arrivait m¡¦e de regagner un jour leur terre natale. Ainsi peut-on citer le cas de Lin Yu-Tang, l'¡¦rivain chinois bien connu et membre du corps enseignant de la Columbia University, qui retourna ?Ta¡¦an apr¡¦ avoir pris sa retraite. Bien qu'il soit l'auteur d'un roman dont l'action se d¡¦oule aux ¡¦ats-Unis, Chinatown Family, ¡¦rit il y a un demi-si¡¦le, il ne figure pas parmi les ¡¦rivains am¡¦icains d'origine asiatique.

De nos jours, il ne fait aucun doute que les fronti¡¦es nationales de l'identit?pr¡¦entent un caract¡¦e davantage poreux, cons¡¦uence et facteur en m¡¦e temps de la mondialisation des cultures et de l'¡¦onomie sous l'effet du jeu des lois du march? ph¡¦om¡¦e d'ailleurs indissociable de la tendance accrue ?la construction d'une identit?transnationale aux ¡¦ats-Unis. Qu'ils soient ¡¦igr¡¦, migrants ou transnationaux, les ¡¦rivains comme Chang-rae Lee et Theresa Hak Kyung Cha, d'origine cor¡¦nne, Li-Young Lee, d'origine indon¡¦ienne, Shirley Geok-lin Lim, d'origine malaise, Meena Alexander, Chitra Davakaruni et Bapsi Sidhwa, originaires d'Asie du Sud, sans oublier Hagedorn et Cao, s'emploient incontestablement ?construire une nouvelle identit?am¡¦icaine qui tranche nettement, par exemple, sur le mod¡¦e eurocentrique des balbutiements du capitalisme que d¡¦rivait J. Hector St. John de Cr¡¦ec¡¦ur dans ses Letters from an American Farmer (1782) voil?plus de deux cents ans. Or les identit¡¦ transnationales du XXIe si¡¦le se dessinent ?une ¡¦oque o?le capitalisme est ?la fleur de l'¡¦e et tributaire des ¡¦hanges mondiaux.

Pour comprendre les romans de Lee, de Cao et de Jin, il faut ¡¦re conscient de la formation biculturelle, binationale, esth¡¦ique et linguistique. Ainsi les ¡¦uvres de Jin (aux ¡¦ats-Unis depuis 1985), qui ont pour théâtre la Chine des trente derni¡¦es ann¡¦s, ne traduisent pas le m¡¦e type de nouveaut?que celles d'¡¦rivains n¡¦ aux ¡¦ats-Unis, telle Maxine Hong Kingston, dont les tentatives de r¡¦up¡¦ation d'un pass?ethnique r¡¦ultent de l'exploration de migrations ?rebours, c'est-?dire des ¡¦ats-Unis ?une Chine qu'elle n'a jamais vue.

La lecture de la litt¡¦ature asio-am¡¦icaine nous rappelle constamment que critiques et enseignants doivent naviguer entre les textes d'un caract¡¦e nouveau et les traditions litt¡¦aires construites aux ¡¦ats-Unis, entre la d¡¦inition des param¡¦res sociaux et l'identit?litt¡¦aire des communaut¡¦ pour lesquelles et auxquelles s'adressent pr¡¦is¡¦ent ces ¡¦rits. Pris dans leur ensemble, les ouvrages r¡¦ents des auteurs am¡¦icains d'origine asiatique - qu'ils soient transnationaux, immigrants ou n¡¦ aux ¡¦ats-Unis - mettent en relief le ph¡¦om¡¦e de la publication rapide et de la r¡¦nvention continue de l'identit?culturelle am¡¦icaine de sensibilit?asiatique. En pla¡¦nt d¡¦ib¡¦¡¦ent dans un m¡¦e panier tous ces ¡¦rivains aux origines vari¡¦s, le canon des ouvrages d'auteurs d'origine asiatique dont le nombre ne cesse de cro¡¦re, ¡¦oque la cr¡¦tion d'un ensemble collectif de nouvelles identit¡¦ am¡¦icaines qui pr¡¦entent un double caract¡¦e transnational et multiculturel d'une souplesse certaine et qui continuent d'enrichir la mosa¡¦ue multinationale dont les ¡¦ats-Unis se nourrissent depuis toujours.

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Mme Shirley Geok-lin Lim, professeur au campus de Santa-Barbara de l'universit?de Californie, a pris un cong?pour assumer la chaire du d¡¦artement d'anglais de l'universit?de Hong-Kong.

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