DE L'INDÉPENDANCE DU POUVOIR JUDICIAIRE

    Interview de Cynthia Hall
    Juge à la Cour d'appel du neuvième circuit à Pasadena (Californie)

    Cynthia Hall préside la Commission des relations judiciaires internationales établie par le Président de la Cour suprême des États-Unis, le juge William Rehnquist, afin de promouvoir les échanges judiciaires avec l'étranger. Dans une interview accordée au journaliste David Pitts, elle déclare que, bien que l'indépendance du pouvoir judiciaire ait des aspects universels, les mesures à prendre pour la préserver et la renforcer sont particulières à chaque société.

    Question - En quoi la Commission des relations judiciaires internationales consiste-t-elle, et quel est son but ?

    Mme Hall - La Commission des relations judiciaires internationales a été établie afin de répondre aux demandes d'aide émanant du pouvoir judiciaire de pays étrangers. Son but principal est d'aider à assurer l'indépendance du pouvoir judiciaire dans le monde entier. À cette fin, elle organise les visites à l'étranger de juges fédéraux américains et la venue dans notre pays de magistrats étrangers. Elle assure la formation de personnel judiciaire, rassemble des renseignements sur l'appareil judiciaire du plus grand nombre possible de pays et met ces renseignements à la disposition des parties intéressées, y compris les juges américains. Cette commission a été établie il y a cinq ans. Elle est composée de juges fédéraux de toutes les régions des États-Unis.

    Question - Est-elle efficace ?

    Mme Hall - Elle est encore nouvelle, mais je pense qu'elle est très efficace. C'est ainsi qu'elle a organisé la première conférence de membres des cours suprêmes des pays du continent américain. Cinq juges de la Cour suprême des États-Unis y ont participé. La Commission dissémine des renseignements et améliore les relations avec le pouvoir judiciaire des nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale et de la Fédération de Russie. Elle a également des activités en Asie et en Afrique. En Afrique du Sud, par exemple, elle va aider à former des juges noirs afin que l'appareil judiciaire de ce pays soit plus représentatif de l'ensemble de la société sud-africaine.

    Question - Quels sont les demandes typiques d'aide qu'elle reçoit ?

    Mme Hall - Dans un grand nombre de pays en voie de développement, les avocats, le barreau et les écoles de droit ont besoin d'aide. Mais notre aide se concentre sur la mise en place d'appareils judiciaires indépendants. Nous demandons à ces pays : « Comment pouvons-nous vous aider ? Dites nous ce que vous attendez de nous. » Nous préparons un programme tenant compte des besoins perçus par un pays donné et non pas de l'idée que nous nous faisons de ces besoins. Chaque programme est adapté à un pays particulier et à la situation dans laquelle se trouve son pouvoir judiciaire. Ce programme peut être mis en application soit dans le pays intéressé soit à Washington.

    Question - L'appareil judiciaire de chaque pays est évidemment unique en son genre étant donné que tous les pays ont une histoire, une évolution politique et une civilisation qui leur sont propres, mais existe-t-il certaines qualités fondamentales qui sont indispensables à l'indépendance du pouvoir judiciaire de tous les pays ?

    Mme Hall - Nous ne cherchons à amener aucun pays à utiliser notre système, précisément pour les raisons que vous venez de citer. Nous intervenons pour les aider à établir un appareil judiciaire indépendant cadrant avec leur situation particulière. Mais nous pouvons leur expliquer ce qui a bien fonctionné aux États-Unis. Dans de nombreux pays, le pouvoir judiciaire est dominé par le ministère de la justice qui décide souvent de la nomination des juges et du montant de leur traitement. Nous constatons que l'indépendance du pouvoir judiciaire est mieux assurée si les tribunaux font partie d'un organe distinct de l'administration et s'ils gèrent eux-mêmes leur budget et leur personnel. C'est ce que nous avons obtenu aux États-Unis, mais il nous a fallu de nombreuses années pour y parvenir pleinement. Cependant, les garanties constitutionnelles telles que la nomination à vie des juges, qui ne peuvent être destitués qu'à la suite d'une mise en accusation pour faute grave, l'assurance que leur traitement est suffisant et qu'il ne sera pas réduit tant qu'ils exerceront leurs fonctions, ainsi que leur protection contre toute ingérence politique sont également importantes. Naturellement, l'indépendance du pouvoir judiciaire a des limites. Aux États-Unis par exemple, son budget dépend du Congrès, qui détermine également l'étendue de sa juridiction. Aucun des trois pouvoirs du gouvernement n'est totalement indépendant. Mais dans notre pays, nul homme politique ne peut dire à un juge comment il doit trancher une affaire. Cela est très important.

    Question - Quelle importance l'examen juridique des questions constitutionnelles du point de vue de l'indépendance du pouvoir judiciaire revêt-il ?

    Mme Hall - Il est important, certes, mais pas indispensable, à mon avis. Il fournit un moyen de protéger un individu des abus de pouvoir du gouvernement. Mais c'est un outil puissant, qui doit être utilisé judicieusement. Dans notre système, les juges ne tranchent pas les questions de constitutionnalité, sauf si cela est nécessaire afin d'expédier une affaire. S'il existe une autre base pour résoudre la question, on l'utilise avant de s'aventurer sur le terrain constitutionnel. De plus, on ne peut soulever une question constitutionnelle que dans le contexte d'un procès en cours. Aux États-Unis, le pouvoir judiciaire n'émet pas d'avis consultatif. Ceci nous aide à maintenir un équilibre dans la façon dont nous utilisons ce pouvoir extraordinaire. Nous en usons rarement, mais judicieusement, selon moi.

    Question - Les juges devraient-ils être élus ou nommés, et cela à vie ? Peuvent-ils être vraiment indépendants s'ils n'occupent pas leur poste à vie ?

    Mme Hall - À l'évidence, il est difficile d'assurer l'indépendance du pouvoir judiciaire si les juges doivent se faire élire. Il existe diverses méthodes de sélection des juges dans notre pays. Certains États exigent qu'ils soient élus. Ce n'est pas le cas dans le système fédéral. Les juges fédéraux sont nommés par le Président et leur nomination est ratifiée par le Sénat des États-Unis. Il s'agit d'un processus transparent dans lequel sont exposés publiquement les arguments pour et contre la confirmation d'un candidat donné. Mais une fois que sa nomination a été entérinée, un juge ne peut être destitué que s'il fait l'objet d'une mise en accusation, ce qui se produit généralement s'il a commis une infraction grave.

    Question - Quelle importance les compétences des juges revêtent-elles ?

    Mme Hall - Il est intéressant de noter qu'aux États-Unis, il n'existe pas de règles écrites précisant les compétences que doivent posséder les juges fédéraux, alors que la plupart des États en ont pour les leurs. Mais je pense que la méthode utilisée pour la nomination des juges fédéraux, qui comporte une procédure publique de ratification, encourage le Président à chercher à nommer des magistrats hautement qualifiés.

    Question - De très fortes pressions s'exercent sur les tribunaux américains en raison du volume croissant de procès auquel ils ont à faire face, de l'accumulation des affaires à juger. On peut présumer que les pressions sont encore plus fortes dans les pays où les tribunaux ne sont pas financés aussi généreusement qu'aux États-Unis. Dans quelle mesure cette situation compromet-elle le maintien de la primauté du droit et le fonctionnement sans heurts et efficace d'un pouvoir judiciaire indépendant ?

    Mme Hall - Tous les tribunaux ont ce problème : faire face à l'accroissement du nombre de procès et à l'encombrement du rôle des causes. Il importe tout d'abord que les procès soient ininterrompus, comme c'est le cas aux États-Unis. Tout procès entamé doit se dérouler sans suspension jusqu'à sa clôture. Or dans de nombreux pays, les procès sont suspendus, un aspect de l'affaire est jugé à un moment donné et il peut s'écouler des mois avant que le prochain aspect ne soit jugé à son tour. De plus, aux États-Unis, le juge contrôle le rythme auquel les affaires font l'objet d'un procès et il active souvent les choses. Cela aide aussi. Mais il y a toujours une accumulation d'affaires à juger. Au cours de ces dernières années, nous avons travaillé assidûment à ce que nous appelons la « gestion des affaires ». Il s'agit de diverses réformes conçues afin d'accélérer le processus, telles que l'exigence de conférences en vue d'arrangements à l'amiable, la médiation et un arbitrage obligatoires et, dans les affaires criminelles, des négociations entre le juge et la défense pour réduire la gravité des charges. Ces mesures ont réduit le nombre de procès de longue durée. Les techniques modernes, en particulier l'ordinateur, aident également à simplifier les procédures. La gestion des affaires est très importante et nous cherchons à mettre les pouvoirs judiciaires des autres pays au courant des succès qu'elle nous permet d'obtenir. Mais nous continuons à avoir ce problème, et il est aggravé dans une certaine mesure par le fait que le Congrès étend notre juridiction sans accroître les ressources dont nous avons besoin afin de faire face à la charge supplémentaire que cela entraîne. D'ailleurs, de nombreux pays connaissent également ce problème.

    Question - Pour être indépendant et équitable, le pouvoir judiciaire doit être visible. Dans quelle mesure les tribunaux doivent-ils être accessibles au public et aux médias ? Comment cela est-il organisé aux États-Unis ?

    Mme Hall - Dans notre pays, on a droit à un procès public. Cela signifie que le public est autorisé à être présent dans la salle de tribunal et à assister au déroulement des procès. Nos tribunaux ne siègent que très rarement à huis clos. Depuis quelques années, toutefois, le problème se pose de savoir dans quelle mesure les tribunaux devraient ouvrir leurs portes à un vaste public par le truchement de la télévision, c'est-à-dire en admettant les caméras de télévision dans les salles d'audience. La télévision favorise-t-elle la transparence ou fausse-t-elle le processus en affectant le comportement des avocats, des juges et des témoins ? Dans le système fédéral, la présence de caméras de télévision est désormais interdite dans les procès criminels. Par contre, dans les procès civils, les juges fédéraux peuvent l'autoriser. Au niveau des États, elle est parfois autorisée, mais après toute la publicité dont a fait l'objet le procès pour meurtre du sportif O.J. Simpson, un certain nombre de juges de l'État de Californie, où s'est déroulé le procès, ont décidé d'interdire la télévision dans leur tribunal. L'important, c'est que le public ait accès d'une façon ou d'une autre aux salles de tribunal. La question qui se pose maintenant aux États-Unis est la suivante : « Tout le monde est-il en droit d'assister aux procès par l'intermédiaire de la télévision ? » Nous sommes encore en train d'étudier les effets de la diffusion des procès sur le petit écran.

    Question - Quelle est l'importance de l'application des décisions du tribunal pour l'indépendance du pouvoir judiciaire ?

    Mme Hall - L'application des décisions du tribunal est très importante et le problème varie beaucoup selon les pays. Nous sommes devenus très efficaces dans ce domaine aux États-Unis, mais il nous a fallu deux cents ans pour y parvenir. Prenons le cas d'un célèbre procès qui s'est déroulé dans les années 1830. La Cour suprême des États-Unis avait rendu un jugement en faveur de la nation Cherokee, lui accordant à perpétuité, dans l'État de Géorgie, des terres sur lesquelles on découvrit par la suite de l'or. Mais le président Andrew Jackson refusa de faire appliquer la décision de la Cour suprême, déclarant : « Le Président de la Cour suprême, John Marshall, a pris cette décision, à lui de la faire respecter ! »

    Le président Dwight Eisenhower adopta une attitude différente en 1957, lorsqu'il s'est agi de faire appliquer une décision de la Cour suprême déclarant la ségrégation scolaire inconstitutionnelle, dans l'affaire « Brown contre le Conseil de l'enseignement ». Le Chef de l'Exécutif dépêcha des troupes à Little Rock (Arkansas), afin de faire respecter cette décision.

    Ainsi donc, la volonté du Président de faire appliquer les décisions des tribunaux est très importante, particulièrement dans une affaire de cette ampleur où la Cour suprême avait, en fait, déclaré inconstitutionnelles les lois des États du Sud en faveur de la ségrégation scolaire.

    Il faut dire que la plupart des décisions des tribunaux sont plus faciles à faire appliquer, car elles sont prises contre des individus et nous avons des huissiers de justice pour les faire respecter. Nous avons également le pouvoir d'invoquer l'outrage à magistrat. Ceux qui refusent de se plier à une décision du tribunal peuvent être mis en prison. Tout individu arrêté dans ces conditions peut cependant chercher à obtenir un ordre écrit d'« habeas corpus » et exiger de paraître devant un juge qui statuera sur la validité de son incarcération. Nous sommes devenus très efficaces dans ce pays pour faire respecter les décisions du tribunal, mais il n'en est pas ainsi dans de nombreux pays. Il faut beaucoup de temps aux tribunaux pour obtenir un respect sans heurts des décisions de justice.

    Question - Comment résumeriez-vous la situation du pouvoir judiciaire aux États-Unis ?

    Mme Hall - Le pouvoir judiciaire a la grande chance, dans notre pays, d'être à la fois puissant et hautement respecté. Ce n'est qu'à leurs risques et péril que les hommes politiques empiètent sur les décisions du tribunal. Il est très important que personne, aussi puissant soit-il, ne puisse dire à un juge comment statuer. Malheureusement, dans certains pays, « la justice par téléphone », dans laquelle les hommes politiques ou toute autre personne influente tentent de s'ingérer dans les décisions judiciaires, n'est que trop fréquente. Il faut beaucoup d'efforts et de courage pour préserver l'indépendance du pouvoir judiciaire, surtout dans les sociétés qui ne font que depuis peu l'expérience de la démocratie. Mais je pense que les populations des démocraties nouvelles apprécient particulièrement la nécessité de l'indépendance du pouvoir judiciaire et les avantages qu'ils peuvent en tirer, non seulement pour leurs concitoyens, mais aussi pour encourager les investissements étrangers.

    Démocratie et droits de l'homme
    Revues électroniques de l'USIA, Volume 1, numéro 18, décembre 1996