« MONSIEUR LE JUGE » ET LES GOSSES


    Kristin Helmore


    Luis Perez, juge du tribunal pour mineurs de Worcester (Massachusetts), joue souvent le rôle de parent et d'ami aussi bien que de juge quand il décide du sort des jeunes en difficulté qui comparaissent devant lui. La journaliste Kristin Helmore examine l'accent mis par le juge Perez sur la rééducation plutôt que sur le châtiment quand il s'agit de jeunes délinquants.


    Afin d'illustrer la bonne et la mauvaise façon de traiter les jeunes délinquants, M. Luis Perez, juge du tribunal pour mineurs du Comté de Worcester (Massachusetts), aime à raconter une histoire. Il venait d'être nommé à son poste en 1987 quand un contrôleur judiciaire le prit à part pour lui recommander de faire preuve d'une sévérité exceptionnelle à l'égard d'un jeune délinquant en liberté surveillée qui avait été arrêté pour tapage injurieux. L'adolescent en question manquait l'école depuis un mois, ce qui constituait une infraction grave aux conditions de sa mise en liberté surveillée. Le contrôleur judiciaire expliqua qu'il s'agissait d'un cas particulièrement difficile et qu'il fallait lui faire peur pour l'amener à obtempérer.

    Suivant ce conseil, le juge Perez sermonna sans pitié le jeune délinquant, le menaçant de peines de plus en plus graves pouvant mener à son incarcération jusqu'à l'âge de vingt et un ans s'il ne changeait pas de conduite. Debout dans le banc des accusés, l'adolescent pleurait à gros sanglots. Finalement, le juge Perez s'écria : « Où vas-tu donc au lieu d'être en classe ? »

    « Au cimetière », murmura-t-il.

    Le juge comprit, à sa grande horreur, que personne ne s'était préoccupé de la situation de famille de l'adolescent, personne ne savait que son père était mort un mois plus tôt. Dans son accablement, l'enfant passait ses journées à pleurer sur la tombe de son père.

    Le juge Perez tira deux leçons importantes de cet incident : premièrement, il fallait que les quatre-vingt-cinq membres de son personnel fassent leur travail et réunissent le maximum de renseignements sur les conditions de vie des jeunes auxquels ils avaient affaire et, deuxièmement, que l'on traite avec bienveillance et avec le respect dû à tout être humain, chaque jeune qui comparaissait devant le tribunal.

    Des rapports faciles

    Dans la seconde ville de Nouvelle-Angleterre par la taille (Worcester même compte environ cent soixante-dix mille habitants), la salle de tribunal du juge Perez est sans prétention et le juge lui-même est un homme modeste. Revêtu de sa robe noire, il siège seul au sommet d'une tribune à trois niveaux. Au-dessous de lui se tiennent les avocats, le procureur et les contrôleurs judiciaires, ainsi que deux assistants qui ont les yeux fixés sur l'écran d'un ordinateur.

    Le juge Perez s'exprime d'une voix douce et sur un ton calme. Il pose aux jeunes délinquants toute une série de questions personnelles et n'hésite pas à servir d'intermédiaire entre un adolescent et ses parents lorsqu'il s'agit du comportement de ce dernier à la maison. Les rapports entre le juge et ses collaborateurs sont également détendus. Tous se lèvent quand il s'adresse à eux et l'appellent « Monsieur le Juge », mais il s'agit de rapports d'égal à égal et non pas hiérarchiques. En dehors des procès, les échanges de plaisanteries amicales sont la norme.

    Les murs de la salle de tribunal sont peints en rose pâle. Derrière le bureau du juge se dresse un drapeau américain auprès duquel sont affichés des dessins que des enfants ont faits à l'intention du juge. Ils contiennent des exhortations contre la violence, la drogue, les gangs et autres maux de la société moderne. Les murs de la salle d'audience sont si minces que le juge est parfois forcé d'envoyer un huissier réclamer le silence dans la salle d'attente attenante, souvent bondée et bruyante.

    Une journée typique

    Chaque fois qu'il traverse la salle d'attente, le juge Perez s'arrête brièvement pour saluer un ou deux adolescents qu'il connaît personnellement pour les avoir vus comparaître devant lui. Il utilise l'espagnol, sa langue natale, pour s'adresser à certains, et à d'autres il parle dans un anglais teinté du nasillement typique des habitants du Massachusetts. La salle d'attente a plusieurs portes, mais les plaques de métal qui les identifiaient ont toutes été retirées, si bien qu'il est difficile de trouver son chemin. « C'est l'oeuvre des gosses, dit-il avec un petit rire. Ça ne peut être qu'eux. Qui d'autre aurait retiré toutes les plaques ? »

    Au cours d'une journée typique, le juge Perez a jusqu'à quarante audiences. Récemment, la liste des jeunes qui devaient comparaître devant lui comprenait une jeune fille de quinze ans qui avait été arrêtée pour coups et blessures à l'aide d'une arme dangereuse ; deux garçons qui avaient conduit une voiture sans permis ; un garçon de seize ans accusé d'avoir violé une jeune fille du même âge ; et deux autres jeunes filles de quinze ans, l'une arrêtée pour possession de dix ampoules de « crack » et l'autre accusée d'avoir attaqué sa mère avec un couteau. L'un des prévenus était vietnamien et un autre était blanc. Mais la plupart des autres étaient latino- américains. Les Latino-Américains constituent la minorité la plus importante du Massachusetts. Ils sont environ vingt mille, dont quatre-vingts pour cent de Portoricains. On dénombre environ cinq mille Asiatiques et cinq mille Afro- Américains.

    Dans l'affaire de viol, le juge rend une ordonnance de non-lieu, la victime présumée ayant refusé de se présenter au tribunal. Les jeunes qui ont conduit sans permis reçoivent l'ordre d'en obtenir un et de se présenter de nouveau au tribunal à une date ultérieure. Tous les autres sont mis en liberté surveillée. Dans la salle de tribunal du juge Perez, la mise en liberté surveillée peut comporter un certain nombre de conditions, y compris l'assignation à résidence, l'ordre de rester à l'écart de certaines personnes (dans le dessein de séparer des ennemis), la fréquentation régulière de l'école, un couvre-feu à dix- huit heures, des réunions régulières avec des contrôleurs judiciaires, la participation à un ou plusieurs programmes spéciaux d'éducation offerts par le tribunal aux jeunes placés en liberté surveillée et une sentence de substitution, par exemple l'obligation de faire un certain nombre d'heures de travail au service de la collectivité. Le juge Perez évite la détention chaque fois que cela est possible. En effet, il a grandi dans une atmosphère semblable à celle de la plupart de ces jeunes, et il est d'avis que l'incarcération ne fait qu'aggraver le problème.

    Aider les gosses en difficulté

    « Quand on met ces gosses en prison, on risque fortement d'en faire des récidivistes, déclare le juge Perez. Ce n'est pas en étant plus stricts avec eux et en les traitant comme des adultes qu'on va remédier au problème. On ne fait que l'aggraver, au contraire. Une population de plus en plus jeune sera envoyée en prison et une population moins jeune y restera. Quand on met les gens en prison, ils ne s'améliorent pas. Bien au contraire. »

    Aider les jeunes en difficulté à devenir meilleurs, tel est l'objectif du juge Perez. Après tout, il s'identifie fortement à eux. Venant de Porto-Rico, il est arrivé à Worcester en 1960, à l'âge de dix ans. Comme il ne parlait pas l'anglais, on le mit dans une classe avec des enfants de deux ans plus jeunes que lui. Son père était déjà à la retraite et sa mère, qui avait quitté l'école en troisième année de cours élémentaire pour aider à subvenir aux besoins de sa famille, travaillait comme ouvrière. Quand il était au lycée, l'un de ses camarades a été tué à coups de couteau sous ses yeux. « Je sais par quoi passent ces gosses, dit-il. J'aurais très bien pu finir comme eux. »

    Une influence majeure

    On a du mal à le croire, quand on le voit aujourd'hui. Cet homme de grande taille, élégant, aux cheveux bruns ondulés, à l'épaisse moustache sombre et aux lunettes cerclées de métal, pourrait facilement passer pour un homme d'affaires ou un avocat. Il retourne à Porto-Rico chaque fois qu'il le peut et espère y prendre sa retraite.

    « J'ai toujours participé aux activités de ma collectivité », dit le juge Perez, en mangeant un sandwich dans un petit restaurant de quartier situé en face du tribunal, dont il est un client attitré, et qui se trouve dans le bâtiment d'une ancienne usine, tout comme le tribunal pour mineurs. Il s'agit d'une énorme bâtisse de brique où l'on fabriquait autrefois des aiguillages pour tramways. « J'ai toujours essayé de mettre la justice à portée de tout le monde, dit-il, de faire tomber les barrières de la discrimination, de tenter de faire du monde dans lequel nous vivons un endroit meilleur pour tous. »

    Durant ses études universitaires puis quand il débuta dans la profession d'avocat, il dirigea plusieurs campagnes visant à améliorer le sort des minorités et notamment à faire appliquer dans les écoles les lois prescrivant le bilinguisme dans l'enseignement public. Il dirigea également un mouvement en faveur du redécoupage électoral de Worcester pour que la diversité de sa population soit mieux représentée. Il avait de grandes ambitions, mais n'avait jamais songé à devenir juge du tribunal pour enfants et adolescents.

    « C'est l'un de mes bons amis, un prêtre, qui m'a convaincu, dit-il. On m'avait offert un poste de juge au tribunal pour mineurs et je l'avais refusé. Il me téléphona, nous prîmes notre petit déjeuner ensemble et il me demanda : « Dans quel autre domaine penses-tu pouvoir jouer un rôle aussi important pour l'avenir de cette ville ? Ne veux-tu pas exercer une grande influence sur nos jeunes ? » Eh bien, après avoir passé dix ans au tribunal pour mineurs, je peux vous dire qu'il avait parfaitement raison », dit le juge avec le sourire.

    Travailler avec la collectivité

    Le juge Perez est un homme qui aime son travail. Il se débat peut-être avec quantité de problèmes sociaux en apparence intraitables, un flot incessant de drames humains, mais il conserve son sens de l'humour parce qu'il a pu constater l'efficacité de sa façon de concevoir sa mission : travailler avec la collectivité, au sein de la collectivité. Imposer aux enfants, dès leur plus jeune âge, des règles strictes, exiger d'eux qu'ils fassent preuve d'un sens des responsabilités et leur donner les conseils qui les aideront à prendre de bonnes décisions dans la vie.

    Quand il parle de travailler avec la collectivité, il veut dire que les contrôleurs judiciaires qui dépendent de lui ne se contentent pas de rester assis à leur bureau huit heures par jour pour y recevoir, à l'heure prévue, les jeunes dont ils ont la charge, comme cela se passait du temps de son prédécesseur. Il a réussi, non sans peine, à les convaincre de la valeur de leur présence dans la rue, des visites au domicile des jeunes, à leur école, à leur lieu de travail et de distraction et dans leur foyer d'accueil. La présence fréquente des contrôleurs judiciaires a un effet stabilisateur sur les quartiers et cela aide à obtenir un changement de comportement des jeunes en liberté surveillée.

    « Dernièrement, nous avons affecté un contrôleur judiciaire auprès d'une école, dit le juge Perez. Il a pour responsabilité de coopérer avec les parents à des fins préventives au lieu d'attendre que les jeunes aient à comparaître au tribunal. Les contrôleurs judiciaires expliquent aux étudiants le genre de comportement que nous attendons d'eux. Ils sont à la disposition du personnel de l'école en cas de crise. Et ils peuvent ainsi mieux surveiller les jeunes en liberté surveillée qui fréquentent cette école. »

    Dans les cas vraiment difficiles, il y a le bracelet : un appareil électronique de surveillance que le délinquant porte au poignet et qui permet aux contrôleurs judiciaires de suivre à tout moment ses déplacements. Sur la demande du juge Perez, le ministère de la jeunesse de l'État du Massachusetts a fait l'acquisition de dix de ces bracelets. À ce jour, deux cents jeunes assignés à résidence ont utilisé ce bracelet, ce qui a permis à l'État d'économiser cent mille dollars de frais de détention.

    De l'art et non des graffitis

    La collaboration avec les services sociaux est l'une des caractéristiques de l'attitude du juge Perez à l'égard de la collectivité. Avant lui, les tribunaux, les institutions de l'État, la police, les écoles et les services municipaux avaient pour habitude de fonctionner complètement indépendamment les uns des autres et de vives tensions surgissaient lorsqu'il y avait conflit entre leurs divers fiefs. « Si nous coopérons, dit-il, si nous nous réunissons pour discuter de nos problèmes communs, nous pouvons tous être beaucoup plus efficaces. » Il coopère étroitement avec la police au sujet des gangs, faisant des recherches sur l'identité et les activités de leurs membres et élaborant des stratégies pour réduire la violence et empêcher la formation de nouvelles bandes organisées.

    Il s'efforce aussi, en collaboration avec la police et les milieux d'affaires, de résoudre le problème des graffitis en suivant une règle très simple : les graffitis doivent être effacés par leurs auteurs. De nombreuses heures de services à la collectivité ont été consacrées au nettoyage des murs de Worcester couverts de graffitis. La ville en est pratiquement exempte à présent et plusieurs de ces jeunes ont reçu une bourse du Musée d'art de Worcester. « Ils avaient du talent, dit le juge. Il fallait simplement les amener à l'utiliser d'une autre façon. À présent, ils suivent des cours de dessin, après avoir passé des heures à nettoyer les murs de leur quartier. »

    Il suffit d'intervenir à temps

    Rééduquer plutôt que punir, prévenir plutôt que réagir. C'est la raison pour laquelle le juge Perez n'a pas puni un jeune Vietnamien qui conduisait sans permis, à deux heures du matin, dans les rues de Worcester. « Si je l'avais traité en délinquant, il n'aurait pas pu obtenir de permis de conduire avant l'âge de 21 ans, explique le juge. Qu'aurait-il fait à 16 ans et dans l'impossibilité de se rendre au travail ? Nous avons des transports publics, certes, mais sur bien des lignes, les autobus ne passent que toutes les heures. Qu'aurait-il fait ? Découragé, ne pouvant pas obtenir de travail, vers qui se serait-il tourné ? Quand il existe des moyens de gagner rapidement de l'argent, comment les refuser ? »

    Il faut intervenir à temps. Veillez à ce qu'ils ne fassent pas de petites bêtises quand ils sont très jeunes, donnez leur l'occasion de se conduire correctement et ils ne se laisseront pas entraîner, ultérieurement, à en faire de plus grosses.

    Prenons par exemple le problème de l'école buissonnière. Le juge Perez ne la tolère pas. À Worcester, tout agent de police a le droit d'arrêter un jeune qu'il surprend dans la rue aux heures de classe. Le coupable doit travailler trois jours de suite pour la collectivité, par exemple nettoyer les toilettes de son établissement scolaire. « Ce qui me plaît, c'est le fait que la conduite de l'enfant à des conséquences, déclare-t-il. Pendant ces trois jours, il travaillera pour la collectivité et on en tiendra compte. Toutes les parties intéressées se réunissent à l'étage, dans une salle réservée au règlement du problème de l'école buissonnière : les parents de l'enfant, un représentant du personnel de l'école et un contrôleur judiciaire, afin de discuter des raisons pour lesquelles le jeune en question n'était pas à l'école. »

    Transformer l'existence des jeunes

    Le juge Perez désire tellement résoudre les problèmes des jeunes dès leur jeune âge qu'il a cité pour outrage à magistrat le ministère de l'éducation du Massachusetts, lequel n'avait pas enquêté, comme il l'avait demandé, sur les raisons pour lesquelles une enfant avait manqué l'école pendant près de trois ans. Il s'avéra qu'elle devait suivre un programme d'enseignement spécial en deuxième année de cours élémentaire, mais qu'elle n'avait jamais été placée dans ce programme. « Quelqu'un avait la responsabilité de lui faire suivre ce programme, mais il ne l'a pas fait », dit-il avec indignation. C'est cet affrontement avec le ministère de l'éducation qui a mis fin à l'isolement des divers services sociaux et à l'absence de coopération qui caractérisait précédemment leurs rapports.

    « À la suite de cet incident, nous avons décidé, en accord avec les écoles publiques, que ces dernières veilleraient à ce qu'on s'occupe sans délai de tout enfant ayant besoin de cours spéciaux ou d'une évaluation. Depuis lors, je suis en contact permanent avec les responsables du ministère de l'éducation. Je leur ai dit : voyons comment nous pouvons travailler ensemble. Nous nous sommes attaqués ensemble aux problèmes de l'école buissonnière, de l'enseignement spécial et de la violence dans les écoles. » C'est ce que le juge Perez entend par une collectivité active.

    Mais quand s'est posé le problème de la présence d'armes dans les écoles, des divergences de vues apparemment insurmontables ont surgi dans ce nouveau partenariat. Les écoles de Worcester appliquaient une règle très stricte : tout écolier surpris en possession d'une arme était exclu de l'école pendant un an, sans exception. Le juge Perez statua que priver des enfants d'instruction était contraire à la Constitution. Le ministère de l'éducation du Massachusetts porta l'affaire devant le tribunal supérieur du Massachusetts qui renversa la décision du juge Perez. Ce dernier tenta alors autre chose. Il conclut un accord avec le directeur des établissements scolaires de la ville pour l'ouverture d'une école spéciale à l'intention des jeunes en difficulté, dans le bâtiment du tribunal, au-dessus de la salle où le juge Perez siège chaque jour. « Nous voulions que nos contrôleurs judiciaires soient disponibles pour des consultations et afin de travailler avec ces enfants avant qu'ils soient mis en liberté surveillée, dit-il. La plupart des écoliers fauteurs de troubles sont en classe là-haut, plus de deux cents d'entre eux. C'est une école de substitution. Les classes sont petites. Cela semble marcher. Je monte à l'étage pour leur parler. Je leur dis : « J'étais comme vous, mais j'ai changé. Voilà ce qu'est ma vie maintenant. »

    Démocratie et droits de l'homme
    Revues électroniques de l'USIA, Volume 1, numéro 18, décembre 1996