L'INDÉPENDANCE DU POUVOIR JUDICIAIRE AUX ÉTATS-UNIS


    Stephen Breyer
    Juge à la Cour suprême des États-Unis


      Aux États-Unis, l'indépendance du pouvoir judiciaire a donné naissance à un ensemble d'institutions grâce auxquelles les juges peuvent se prononcer selon la loi plutôt qu'en fonction de leurs propres convictions ou de la volonté d'autres éléments, notamment des autres pouvoirs de l'État. Les cinq éléments de l'indépendance du pouvoir judiciaire sont les protections constitutionnelles dont jouissent les juges ; l'administration indépendante des affaires judiciaires par le Judiciaire ; la faculté qu'a l'appareil judiciaire de prendre des mesures disciplinaires contre les juges en cas d'inconduite ; la façon dont sont tranchés les conflits d'intérêts ; et l'assurance que les décisions de justice seront appliquées. À elles cinq, ces composantes garantissent l'indépendance du pouvoir judiciaire, qui est l'élément-clé de l'instauration d'un État de droit.

      Les garanties constitutionnelles

      L'indépendance du pouvoir judiciaire aux États-Unis réside premièrement dans les garanties données aux juges par l'Article III de la Constitution, aux termes duquel est créé l'appareil judiciaire fédéral. L'Article III stipule que les juges fédéraux « exercent leurs fonctions dans le respect des règles de bonne conduite », et qu'ils « reçoivent, en rétribution de leurs services, une rémunération qui ne diminue pas tant qu'ils continuent d'exercer leurs fonctions ». Ces protections permettent d'assurer que le Congrès ou le Président ne peut influer directement sur l'issue d'une affaire en menaçant les juges de révocation ou de diminution de leur traitement.

      La protection contre le risque de révocation est tempérée par les mots « dans le respect des règles de bonne conduite », mécanisme qui s'applique également aux autres fonctionnaires de l'État fédéral. L'Article II de la Constitution stipule que « les fonctionnaires des États-Unis » (dont les juges font partie) « seront destitués de leur charge sur mise en accusation et condamnation pour trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs ». La mise en accusation est une procédure formelle exigeant l'accord des deux Chambres du Congrès. Les membres de la Chambre des représentants doivent présenter un acte d'accusation au Sénat. Le Sénat se saisit alors de la procédure, et ne peut condamner le fonctionnaire visé, même s'il s'agit d'un juge, que par décision à la majorité des deux-tiers. Ce pouvoir de destitution a été utilisé très rarement depuis la création du pouvoir judiciaire, et n'a été invoqué contre des juges que pour diverses affaires d'inconduite. En 1805, dans une affaire désormais célèbre, le Congrès a été très près de destituer Samuel Chase, juge de la Cour suprême, l'accusant de laisser ses convictions politiques influencer ses décisions juridique. En effet, Samuel Chase ne se souciait guère de cacher ses idées politiques. Cependant, la procédure n'a pas abouti, créant un précédent selon lequel le Congrès ne peut user de son pouvoir de mise en accusation afin de brider l'appareil judiciaire. Plus récemment, les décisions de destitution ont frappé des juges qui avaient fait l'objet de poursuites pour des délits de droit pénal. Les affaires moins graves d'inconduite sont traitées dans le cadre du régime disciplinaire administré par le pouvoir judiciaire lui-même.

      La surveillance des procédures et l'indépendance administrative

      Le deuxième facteur de l'indépendance du pouvoir judiciaire réside dans les institutions qui lui confèrent la maîtrise du contexte dans lequel travaillent les juges. Cet aspect n'est pas toujours pris suffisamment en compte quand on considère l'indépendance judiciaire, mais si l'on songe à l'influence qu'exerce le contexte sur le travail accompli, on comprend pourquoi la question de savoir qui influe sur les conditions dans lesquelles les juges prennent leurs décisions revêt une telle importance.

      L'administration de la justice aux États-Unis repose essentiellement sur trois institutions. La première est la Conférence judiciaire des États-Unis, créée en 1922 comme Conférence des juges itinérants. Elle est composée du Président de la Cour suprême, des treize présidents des tribunaux itinérants, des douze juges des tribunaux d'arrondissement et du Président du Tribunal du commerce international. La Conférence judiciaire est l'organe national dont dépendent les grandes orientations du pouvoir judiciaire, et c'est d'elle que relève l'Office administratif des tribunaux des États-Unis. Le rôle que joue la Conférence judiciaire dans la prise des décisions de justice est particulièrement important.

      Le premier pouvoir, d'une importance cruciale, que la Constitution confère au Congrès, mais dont celui-ci a transféré en grande partie l'administration aux tribunaux, est le pouvoir de fixer les règles de procédure applicables aux affaires portées devant les tribunaux. Aux termes de la Loi portant établissement des règles de procédure, le Congrès a autorisé le pouvoir judiciaire à fixer ses propres règles de procédure pénale et civile. En outre, depuis la promulgation des Règles de procédure civile, en 1938, la Cour suprême (et les tribunaux de rang moins élevé pour ce qui est des règles d'application locale) a la haute main sur la plupart des règles de procédure des tribunaux fédéraux. S'il est indépendant du Congrès, le mécanisme d'établissement des règles n'est pas pour autant une chasse gardée, à l'abri des regards du public. Les règles sont établies par des commissions consultatives ayant chacune leur spécialité : règles en matière civile, pénale, de faillite, d'appel et de preuve. Ces commissions, composées d'un large éventail de juristes, de représentants du ministère de la justice, de professeurs de droit et de membres des juridictions pénales et civiles représentant les plaignants et les défendeurs, proposent des règles, les soumettent aux commentaires du public, puis à la Commission permanente des règles de pratique et de procédure, qui les soumet à son tour à la Conférence judiciaire, laquelle les recommande à l'approbation de la Cour suprême. Une fois que la Cour suprême entérine une règle, celle-ci est transmise au Congrès et prend effet, à moins que le Congrès ne la rejette catégoriquement dans le délai statutairement prescrit. (Toutefois, les règles en matière de preuve, qui sont considérées comme des règles de fond plutôt que de procédure, sont proposées par le Judiciaire, mais doivent être adoptées par le Législatif.) C'est dans le pouvoir de décision du Judiciaire quant à la procédure applicable à l'instruction des affaires et aux arrêts rendus que réside essentiellement l'indépendance institutionnelle de la justice.

      Outre la Conférence judiciaire, le Congrès a créé 1939 deux autres éléments institutionnels de l'indépendance du pouvoir judiciaire : l'Office administratif des tribunaux des États-Unis et les Conseils judiciaires itinérants. Le premier vise à répondre au besoin de centralisation de l'administration de la justice, et les seconds à la nécessité pour les juges d'exercer un certain contrôle sur les règles régissant leur travail. L'Office administratif des tribunaux des États-Unis est un corps d'administrateurs, soumis aux directives de la Conférence judiciaire, chargés de gérer le budget, le personnel et les achats des tribunaux fédéraux et d'exercer un certain nombre d'autres fonctions administratives et de soutien. Les treize Conseils judiciaires itinérants sont composés des présidents de tribunaux fédéraux et d'un nombre égal de juges itinérants et de juges d'arrondissement. Ces Conseils ont deux fonctions principales. Premièrement, ils exercent le contrôle administratif des tribunaux itinérants en veillant à l'application et à l'efficacité des règles à l'échelon local, en examinant et en appuyant les demandes de nouveaux juges et en approuvant les plans des tribunaux d'arrondissement concernant l'administration des jurys et des procès. Deuxièmement, les Conseils judiciaires sont les principaux responsables de l'application du régime disciplinaire de l'appareil judiciaire.

      Le Centre judiciaire fédéral, créé par le Congrès en 1967, est une autre institution indépendante, mais centralisée, du pouvoir judiciaire. C'est le Président de la Cour suprême qui le préside, et il est composé de six juges choisis par la Conférence judiciaire et le directeur de l'Office administratif. Le Centre judiciaire fédéral est chargé de la recherche concernant l'administration de la justice et les questions qui s'y rapportent, et il a également pour fonction de concevoir et de préparer des programmes d'études destinés aux juges fédéraux.

      La discipline judiciaire

      Les juges étant nommés à vie, et le seul pouvoir de révocation dont dispose le Congrès à leur égard étant la mise en accusation, la procédure de sanction des juges en cas de transgressions ne découlant pas d'une inconduite passible de destitution est longtemps restée vague. Pendant des années, l'usage limité qu'a fait le Congrès de la procédure de mise en accusation a laissé un vide dans le tissu institutionnel régissant les sanctions à prendre en cas d'inconduite des juges. Durant ces années, l'influence de leurs pairs, les effectifs réduits et la relative cohésion de l'appareil judiciaire fédéral ont été la principale source de contrôle de leur comportement. En 1939, lorsque le Congrès a créé les Conseils judiciaires itinérants, rien n'indiquait que ces Conseils étaient effectivement investis d'un pouvoir disciplinaire. En 1973, le pouvoir judiciaire a adopté le Code de déontologie à l'intention des juges des États-Unis, mais le mécanisme disciplinaire n'a été vraiment institué et rationalisé que plus tard, grâce à la loi de 1980 sur la réforme des Conseils judiciaires, la déontologie et les règles d'incapacité, aux termes de laquelle le Congrès a donné au pouvoir judiciaire fédéral mandat d'établir son propre régime disciplinaire.

      En vertu de cette loi, tout citoyen peut porter plainte, arguant qu'un juge fédéral « s'est conduit d'une manière préjudiciable à la bonne et rapide conduite d'un procès ou (...) est incapable de s'acquitter des fonctions qui lui incombent pour raison d'incapacité mentale ou physique. » Depuis 1990, le président d'un tribunal peut également agir sans dépôt de plainte officielle, sur simple obtention d'informations donnant à penser qu'il faut agir. Après examen d'une plainte, le président peut rendre une ordonnance de non-lieu par voie écrite, en indiquant les raisons de sa décision, si la plainte n'est pas conforme aux exigences de la loi, si elle est directement liée aux arguments ou à une décision essentielle prise dans une affaire, ou si elle n'est pas suffisamment étayée. Le président du tribunal peut également clore un dossier si certains faits, concernant notamment l'inconduite ou les mesures prises pour y remédier, ont permis de résoudre le litige.

      Si le président du tribunal ne rejette pas la plainte, il doit nommer une commission spéciale chargée d'enquêter et de présenter un rapport écrit au Conseil judiciaire itinérant, et le conseil lui-même peut effectuer un complément d'enquête. Par exemple, le Conseil judiciaire peut demander la mise à la retraite d'un juge, exiger que l'on cesse de lui confier des affaires ou lui adresser une réprimande privée ou publique. Toutefois, la loi n'autorise pas expressément le Conseil judiciaire à révoquer un juge. La destitution ne peut se faire que par mise en accusation.

      Conflits d'intérêt

      Le quatrième aspect de l'indépendance judiciaire sont les qualités essentielles du juge : la maîtrise de soi et l'impartialité. Plus que tout conseil ou comité, chaque juge est mieux à même de s'assurer qu'il ne se prononce pas dans une affaire où il risque d'être influencé par des considérations autres que la loi.

      Le Congrès a imposé aux juges le devoir statutaire de se retirer d'eux-mêmes d'une affaire où leur impartialité risquerait d'être mise en doute. Les juges ont l'obligation de s'assurer qu'eux-mêmes ou des membres de leur famille n'ont pas d'intérêt financier dans une affaire dont ils sont saisis. Tout juge doit se récuser s'il a été impliqué dans une affaire, que ce soit parce qu'il a eu connaissance des faits ou parce qu'il a fait fonction d'avocat ou agi en quelque capacité que ce soit pour l'État impliqué, ou encore parce qu'il y a été cité comme témoin.

      Afin de faciliter ce processus d'autocritique et de récusation, et de permettre un contrôle des décisions prises par les juges, le Congrès a imposé des règles exigeant la divulgation des données financières liées à tout emploi extérieur, aux revenus accessoires ainsi qu'aux activités qu'ils peuvent mener ou aux dons et honoraires que les juges peuvent recevoir. Ces exigences facilitent à la fois la prise de conscience du danger et la responsabilisation. Les règles concernant la récusation et la mesure dans laquelle les juges les suivent consciencieusement sont un moyen essentiel d'assurer l'indépendance de jugement et de rassurer le public quant à l'intégrité du judiciaire.

      Assurer l'efficacité des décisions de justice

      Les juges les plus indépendants, parvenant aux conclusions les plus impartiales, ne peuvent néanmoins assurer la primauté du droit si les institutions gouvernementales auxquelles les tribunaux ordonnent d'agir d'une certaine manière refusent d'obtempérer, ou si les personnes se refusent à payer les dommages-intérêts auxquels elles sont condamnées. Une société respectueuse de l'ordre et des mécanismes d'application des lois, et une tradition de respect des décisions des tribunaux sont essentielles au maintien d'une structure dans laquelle la justice est indépendante et où ne se posent pas de questions de respect des décisions de justice, dès lors que les parties en présence sont des particuliers. Lorsqu'un juge rend un arrêt à l'endroit d'un individu, le pouvoir de l'État appuie unanimement la décision de justice, et l'individu qui s'y oppose se trouve confronté à la police, chargée de faire respecter les décisions des tribunaux.

      Le problème se complique lorsque le destinataire d'une décision de justice est le gouvernement et que celui-ci se refuse à obtempérer. Le refus de se conformer serait plus fréquent si les décisions des tribunaux étaient de caractère général, et si elles s'adressaient à des institutions plutôt qu'à des particuliers. Toutefois, aux États-Unis, la tradition veut que les décisions soient prises à l'égard d'individus. Ainsi, par exemple, si un tribunal en arrive à la conclusion qu'une personne n'a pas été jugée en toute impartialité et qu'elle doit donc être relâchée, il n'est généralement pas émis de pétition pour « habeas corpus » à l'encontre de l'État ou contre son administration pénitentiaire. En revanche, une telle démarche est entreprise à l'encontre d'un individu, généralement le gardien de prison ou le directeur de l'administration pénitentiaire de l'État en question. Cela place le fonctionnaire de cet l'État dans la situation inconfortable de se voir adresser une ordonnance du tribunal. Si l'intéressé refuse d'obtempérer, il risque une condamnation pour outrage à magistrat, laquelle peut s'accompagner d'une amende, voire d'une peine d'emprisonnement en attendant qu'il s'exécute. Il est beaucoup plus difficile à un individu qu'à un État de s'opposer à une ordonnance d'un tribunal.

      Les cas les plus extrêmes d'opposition organisée de fonctionnaires d'État aux juges fédéraux se sont produits à la fin des années cinquante et au début des années soixante, lorsque certains États fédérés ont refusé de se plier aux ordonnances de juges fédéraux de mettre fin à la ségrégation dans les établissements scolaires, les autobus et les restaurants. Par exemple, lorsque l'État de l'Arkansas a refusé de mettre fin à la ségrégation dans ses écoles primaires, la Cour suprême a rendu un arrêt dans l'affaire Cooper v. Aaron, rappelant que les tribunaux devaient obéir et que l'ordre de déségrégation devait être exécuté. À la suite de cette décision, le président Eisenhower a donné l'ordre à la Garde nationale d'intervenir à Little-Rock (Arkansas), afin de faire appliquer l'arrêt de la Cour. L'autorité qu'a le pouvoir exécutif fédéral de faire usage de la force, même s'il n'y a recours qu'exceptionnellement, pour appuyer les décisions du pouvoir judiciaire fédéral, reste un puissant moyen de pression lorsque les juges fédéraux donnent ordre aux États d'appliquer certaines lois. Lorsque l'ordre s'adresse à des fonctionnaires fédéraux, la menace d'une intervention de l'Exécutif est moindre. Cependant la possibilité d'agents fédéraux frappant à la porte d'un fonctionnaire expressément nommé dans une ordonnance d'un tribunal reste très réelle.

      Quoi qu'il en soit, par delà toutes les garanties institutionnelles, la principale raison de penser que la décision d'un juge sera appliquée est bien plus culturelle qu'institutionnelle. Une société respectueuse de l'ordre établi, où les citoyens respectent tout naturellement les décisions des tribunaux et où la résistance à un arrêt d'un tribunal est jugée inacceptable est la meilleure garantie que si une affaire est entendue par des juges impartiaux, libres de toute influence politique, et qui se prononcent en toute indépendance et selon la loi, les personnes tombant sous l'arrêt d'un tribunal se comporteront elles aussi dans le respect des lois.

      George Washington affirmait que « la bonne administration de la justice est le pilier le plus solide d'un bon gouvernement, » tandis qu'Alexander Hamilton, dans l'article 17 du « Fédéraliste », soutenait que « la bonne administration de la justice civile et criminelle (...) contribue plus que toute autre circonstance à imprimer dans tous les esprits l'affection, l'estime et le respect du gouvernement ». Le bien qu'une bonne administration de la justice peut faire pour la justice et la stabilité d'un pays n'est toutefois possible que si les juges fondent leurs décisions sur la loi et sont perçus par tous ceux qui les entourent comme rendant la justice dans le respect des lois et non pas selon leurs propres convictions ou par souci de plaire à des personnalités politiques influentes. L'indépendance du pouvoir judiciaire nous donne le cadre conceptuel dans lequel nous pouvons penser et formuler les garanties institutionnelles qui permettent aux juges de jouer le rôle important qui est le leur dans la société.

    Démocratie et droits de l'homme
    Revues électroniques de l'USIA, Volume 1, numéro 18, décembre 1996