DE LA D・LARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME


Hillary Clinton



Il y a quarante-neuf ans, le monde a reconnu de nouvelles normes communes de dignit?humaine, en adoptant un code auquel doivent se conformer les peuples du monde entier.

L'une des personnes qui ・uvra ?l'・aboration de ce code ・ait Eleanor Roosevelt, alors repr・entante des ・ats-Unis ?la Commission des droits de l'homme des Nations unies. Les d・・u・ r・nis ? Paris pour r・iger le texte venaient de pays aussi divers que le Liban, le Chili, la France, la Chine et l'Ukraine. Leur r・e ・ait la D・laration universelle des droits de l'homme, premier accord international sur les droits de l'humanit?

Certaines des perc・s les plus remarquables de l'humanit? naissent des trag・ies les plus sinistres. Cette D・laration a pris forme dans un monde ravag?par les horreurs du militarisme et du fascisme. Au lendemain des r・・ations les plus horribles des extr・it・ auxquelles les ・res humains peuvent se livrer en mati・e de d・humanisation, le monde dans son ensemble ・ait enfin pr・ ?adopter des normes mutuellement convenues en mati・e de droits de l'homme.

Laissez-moi vous lire un extrait de ce document :

Consid・ant que la m・onnaissance et le m・ris des droits de l'homme ont conduit ?des actes de barbarie qui r・oltent la conscience de l'humanit?et que l'av・ement d'un monde o? les ・re humains seront libres de parler et de croire, lib・・ de la terreur et de la mis・e, a ・?proclam?comme la plus haute aspiration de l'homme (...) L'Assembl・ g・・ale proclame la pr・ente D・laration universelle des droits de l'homme comme l'id・l commun ? atteindre par tous les peuples et toutes les nations (...)

Le document aborde ensuite des sujets qui devraient ・re ・idents, mais qui trop souvent ne le sont pas : ?nbsp;Tous les ・res humains naissent libres et ・aux en dignit?et en droits. Ils sont dou・ de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternit? ?

Quel acte fondamentalement id・liste ce fut alors, pour les nations du monde, d'・re les premi・es ?souscrire publiquement ?cette D・laration. Cet acte n'est toutefois pas n?du hasard, mais d'une r・ction face au mal, et j'utilise ce terme sciemment.

Ceux qui ・udient l'Holocauste savent que les nazis ont pu commettre leurs crimes pr・is・ent parce qu'ils ont progressivement resserr?le cercle de ceux qui ・aient d・inis comme humains. D・ l'instant o?ils ont pris le pouvoir, ils ont proc・? ・ape par ・ape, par le biais de lois et de campagnes de propagande, ?la d・humanisation des malades mentaux, des infirmes, des gitans, des homosexuels et des juifs, tous ceux qu'ils consid・aient comme ?nbsp;indignes de vivre ?

Bien entendu, cette zone sombre et froide de l'・e humaine, o? certains d・ient ?d'autres ・res humains d'abord la compr・ension, puis la sympathie, et enfin la d・ignation m・e de personne humaine, n'est pas l'apanage de l'Allemagne nazie. Ce vice, cette capacit? de d・humaniser, s'est manifest・ de tous temps et en tous lieux. Et c'est pr・is・ent ce vice que la D・laration a pour objectif de combattre.

Heureusement, au cours du demi-si・le qui a suivi l'adoption de la D・laration, nous avons r・ssi ?・argir progressivement le cercle de la dignit?humaine pleine et enti・e. Gr・e ?ce texte, les gens et les nations disposent d'un crit・e pour mesurer les droits fondamentaux. Un grand nombre de pays qui sont apparus sur la sc・e internationale au cours des cinquante derni・es ann・s se sont inspir・ de la D・laration dans leurs propres constitutions. Les instances judiciaires se tournent vers la D・laration ; elle constitue la base des d・isions des tribunaux qui jugent les crimes de guerre ; et elle a encourag?les gouvernements ?・ablir leurs propres commissions de protection des libert・ fondamentales.

Lors de la Conf・en ce des Nations unies sur les droits de l'homme, tenue ?Vienne en 1993, c'est la force de la D・laration qui a inspir? l'・ablissement d'un Haut Commissariat aux droits de l'homme. Et permettez-moi de dire ? quel point les Nations unies, et en fait le monde entier, ont de la chance que Mary Robinson en soit la responsable. Lors de la Quatri・e Conf・ence mondiale des Nations unies sur les femmes, en 1995, c'est la force de cette D・laration qui nous a permis de dire au monde entier que les droits de l'homme sont aussi les droits de la femme et que les droits de la femme sont aussi les droits de l'homme.

Et pourtant, en d・it de ces cinquante ans de progr・, nous n'avons pas suffisamment ・argi le cercle de la dignit?humaine. Il existe encore trop de nos semblables, hommes et femmes, qui sont priv・ des droits fondamentaux proclam・ dans la D・laration ; un trop grand nombre contre lesquels nous nous sommes endurcis et dont nous ne voyons pas, n'entendons pas, ne ressentons pas les souffrances.

L'・ude de l'histoire d・ontre que chaque nation a eu ses moments d'aveuglement et exclu certaines personnes du cercle promis de la pleine humanit? Prenons l'exemple de mon propre pays. Nous avons, aux ・ats-Unis, connu nos difficult・ et appliqu?de mani・e s・ective ou in・ale les droits ・ablis par la Constitution am・icaine. Les p・es fondateurs de la nation, dont la conception de la dignit?humaine ・ait tellement en avance sur son temps et qui proclamaient dans la D・laration d'ind・endance que ?nbsp;tous les hommes naissent ・aux ? ont n・nmoins inscrit l'esclavage dans le texte de la Constitution. Il a fallu pr・ de deux cent vingt ann・s, parfois sanglantes et agit・s, pour ・endre les avantages de la citoyennet? aux Am・icains de descendance africaine, ?ceux qui n'・aient pas propri・aires, et aux femmes. Eleanor Roosevelt, elle-m・e, dut attendre l'・e de trente-cinq ans avant d'avoir le droit de voter.

M・e aujourd'hui, nous limitons le cercle de l'humanit?en choisissant de ne pas voir certaines choses. Les Noirs d'Afrique du Sud d・rivent ce que c'・ait que de travailler toute la journ・ dans un environnement blanc o?ils ・aient pratiquement invisibles. Dans les Balkans, des gens s'obstinent ?nier l'humanit?de ceux dont l'h・itage culturel est diff・ent du leur. Nous-m・es, dans le monde industrialis? choisissons souvent de ne pas voir le travail forc?des enfants qui ont fabriqu?nos beaux tapis ou nos chaussures confortables.

Mais surtout, nous sommes encore trop souvent aveugles aux injustices commises ?l'・ard des femmes. Nous choisissons de ne pas voir l'injustice des appareils judiciaires qui, dans le monde entier, continuent de traiter les femmes comme des citoyens de classe inf・ieure. Les femmes re・ivent encore trop souvent une partie moindre de leur h・itage que leurs homologues masculins. Les lois in・uitables sur le divorce maintiennent les femmes prisonni・es de mariages cruels. De plus, devant certains tribunaux, le t・oignage d'un homme vaut celui de deux femmes.

Nous portons ・alement des ・ill・es dans d'autres domaines. Nous choisissons de ne pas voir les contributions des femmes ?la vie ・onomique de nos pays. Les femmes sont trop souvent victimes de discrimination en mati・e de pr・s bancaires, de premiers emplois et de promotions. On leur refuse un salaire ・al ?celui des hommes, voire tout salaire. De plus, les femmes sont victimes de la pauvret? de fa・n disproportionn・, puisqu'elles repr・entent soixante-dix pour cent des pauvres du monde entier.

Nous limitons aussi le cercle de l'humanit?par ce que nous choisissons de ne pas entendre. La libert?et l'・alit?de tous d・endent avant tout de l'aptitude des citoyens ?faire v・itablement entendre leur voix.

Le fait que, m・e au cours de la r・action du texte de la D・laration universelle, il y a eu des d・ats au sujet du vote des femmes, est r・・ateur. La version initiale de l'article premier affirmait : ?nbsp;Tous les hommes naissent ・aux. ?Il a fallu que les femmes membres de la Commission, men・s par l'Indienne Hansa Metha, fassent remarquer que ?nbsp;tous les hommes ? pourrait ・re interpr・?comme excluant les femmes. Ce n'est qu'apr・ de longs d・ats que le texte a ・?modifi?pour devenir ?nbsp;Tous les ・res humains naissent libres et ・aux. ?

Aujourd'hui, nous continuons de faire la sourde oreille ?la voix d'un grand nombre de femmes. Celles-ci sont trop souvent emp・h・s de participer ?la vie politique de leur pays. En de trop nombreux lieux, les fillettes et les femmes n'apprennent jamais ?s'exprimer ? haute voix (...) Deux tiers des cent trente millions d'enfants non scolaris・ sont des filles. Deux tiers des quatre-vingt-seize millions d'analphab・es du monde sont des femmes (...)

La libert?d'expression et la libert?de la presse, le droit de p・ition aupr・ du gouvernement et le droit de s'assembler, sont essentiels. Mais r・l・hissez ?quel point ces droits sont plus faibles dans les pays o?la majorit?des jeunes femmes sont illettr・s. Des droits qui ne sont pas prot・・ ou appliqu・ dans les faits ne sont pas de v・itables droits.

Nous limitons encore le cercle des droits de la personne par ce que nous choisissons de ne pas ressentir. Comme le demandait Eleanor Roosevelt : ?nbsp;Quand notre conscience deviendra-t-elle sensible au point de nous pousser ?agir pour pr・enir la mis・e humaine plut・ que pour la venger ?  ?Trop souvent, la souffrance des femmes est banalis・, expliqu・ comme un ?nbsp;ph・om・e culturel ? C'est peut-・re pour cette raison que les femmes ne b・・icient pas de soins m・icaux ad・uats, notamment en mati・e de planification familiale. Cela explique peut- ・re aussi pourquoi les mutilations g・itales, subies dans certains pays par plus de quatre-vingt-dix pour cent des femmes, continuent d'・re pratiqu・s.

Peut-・re est-ce ・alement pourquoi la violence intra-familiale et sexuelle reste la violation des droits de la personne la plus grave, la moins rapport・ et la plus r・andue dans le monde. Dans pratiquement tous les pays du monde, la violence intra-familiale est l'une des principales causes de blessures des femmes. Dans mon pays, trente pour cent des femmes victimes de meurtres sont tu・s par un partenaire, actuel ou ancien. Comme l'a dit la secr・aire d'・at Madeleine Albright, la violence familiale ne peut jamais ・re expliqu・, comme c'est si souvent le cas, comme faisant partie des normes d'un pays, ou comme relevant d'un ensemble de conceptions personnelles de la vie familiale. Nous devons le proclamer suffisamment haut et fort pour que le monde entier nous entende : la violence envers les femmes n'est pas simplement culturelle ; nous sommes d'avis qu'elle est criminelle.

C'est peut-・re pourquoi le viol et les agressions sexuelles continuent d'・re des tactiques de guerre. J'ajouterais que la plus cruelle des injustices est que pour de nombreuses femmes, la plupart des guerres ne se terminent pas par la paix, mais par des crises qui font d'elles et de leurs enfants des r・ugi・ dont les conditions de vie ne font que se d・・iorer. Les femmes et les enfants repr・entent en effet quatre-vingts pour cent des vingt-trois millions de r・ugi・ du monde.

La pleine reconnaissance des droits de la femme est rest・ une t・he inachev・ de ce XXe si・le turbulent (...)

Comme j'ai eu le privil・e de voyager dans le monde entier, j'ai rencontr?d'innombrables femmes qui ne connaissent pas la D・laration et ses promesses, mais disent avec ・oquence leur conviction qu'elles m・itent le respect et un meilleur traitement dans leurs familles, sur leur lieu de travail et au sein de la soci・?

Et pourtant, certains critiques continuent ?・arter les souffrances des femmes en les consid・ant d'une importance mineure. Le sont-elles vraiment ? En 1958, Eleanor Roosevelt ・rivait : ?nbsp;O?commencent les droits de l'homme ? Dans des lieux modestes, si proches et si humbles qu'ils n'apparaissent sur aucune carte g・graphique du monde. Pourtant, ces lieux sont le monde quotidien de chacun, les quartiers dans lesquels nous vivons, les usines, les fermes ou les bureaux o?nous travaillons. Tels sont les lieux o?chaque homme, chaque femme et chaque enfant recherche une justice ・uitable, l'・alit?des chances, la pleine dignit? sans discrimination. Si ces droits n'ont pas de sens en ces lieux, ils en ont vraisemblablement fort peu ailleurs. ?

Pour d'autres d・racteurs, les atteintes aux droits de la personne sont anodines. Un rapport publi?cette semaine par la Commission Carnegie au sujet de la pr・ention des conflits meurtriers prouve pourtant le contraire. Selon ce document, ?nbsp;une recrudescence de violations graves des droits de l'homme est presque toujours un signe annonciateur de tragiques ・・ements, tels que des flux massifs de r・ugi・ et des guerres civiles ?

D'autres encore consid・ent que les droits de l'homme sont un luxe occidental, qu'ils ne sont pas inali・ables, mais ・rangers. Mais je suis convaincue, et les femmes que j'ai entendues le sont ・alement, que les droits de l'homme sont tout aussi essentiels ?la vie que l'air ou l'eau et qu'ils sont per・s, au-del?des cultures et des traditions, comme inn・. Les femmes que j'ai rencontr・s ne consid・ent pas les droits de l'homme comme un concept ・ranger invent?par des th・riciens. Elles savent, au plus profond de leur ・re et en d・it de tout ce que leur inculquent la culture et les traditions, que ce sont des droits divins qui leur ont ・? conf・・ ? leur naissance (...) Car si ces droits ne sont pas inn・, comment se fait-il que tout au long de l'histoire, les peuples aient lutt? si vaillamment pour les faire reconna・re ?

De mani・e paradoxale, ce sont les violateurs de ces droits qui permettent de prouver leur universalit? Pourquoi ceux qui ont d・honor?l'humanit?s'acharneraient-ils ?effacer leurs traces s'ils n'avaient pas conscience du mal qu'ils ont fait ? Les nazis ont essay?de cacher leurs camps de concentration. Le communisme a dissimul?sa terreur ?l'ombre du rideau de fer. D'innombrables corps ont ・?enfouis dans la terre durcie de la Bosnie et dans les for・s profondes du Rwanda. Dans l'ensemble du continent am・icain, des gens et des id・s ont ?nbsp;disparu ?

Pourquoi s'en pr・ccuper ?

Parce que les droits de l'homme transcendent les r・imes individuels et les coutumes. Les convictions ・onc・s dans la D・laration universelle des droits de l'homme n'ont pas ・? invent・s il y a cinquante ans. Elles ne sont pas l'・uvre d'une culture ou d'un pays donn・. Elles font partie de notre patrimoine depuis toujours, depuis l'aube de la civilisation. Sophocle en parlait il y a deux mille cinq cents ans lorsqu'il faisait d・larer ?Antigone qu'il y avait des principes moraux sup・ieurs ?la loi des rois de Th・es. P.C. Chang, qui contribua ?la r・action de la D・laration universelle, a not?que Confucius les avait ・onc・ dans la Chine antique. La croyance que nous devons respecter notre prochain comme nous nous respectons nous-m・e est au c・ur des enseignements de toutes les grandes religions du monde.

Les principes ・onc・ dans la D・laration, dont nous marquons la naissance aujourd'hui, n'ont pas ・?・abor・, mais r・・・ ; chaque grande religion les a expos・ et en a enseign?la v・it?

Si je d・hirais cette D・laration, les valeurs qu'elle proclame perdureraient.

Si je la br・ais, sa signification resterait enti・e.

Si j'interdisais ?quelqu'un d'en entendre les mots, ils r・onneraient plus fort que jamais dans le c・ur des hommes et des femmes.

C'est parce que chaque ・oque a ses moments d'aveuglement que nous devons ?pr・ent, ?l'aube d'un nouveau mill・aire, examiner notre ・uvre inachev・. Nous devons nous atteler de nouveau ?la t・he de parachever une fois pour toute le cercle des droits de l'homme. Nous devons nous attacher ?voir plus nettement, ?entendre plus clairement, ?sentir plus pleinement.

Mais nous devons faire quelque chose de plus. Nous devons appuyer les d・ocraties, les nouvelles autant que les anciennes, qui ・uvrent en vue de la r・lisation des aspirations qu'incarne cette D・laration.

Il est grand temps que nous, en tant que communaut? internationale, nous engagions une fois pour toutes : nous n'avons plus d'excuses ?invoquer. Nous voici arriv・ ?la fin du XXe si・le, un si・le d・hir??de multiples reprises par des guerres. Si l'histoire de ce si・le nous a appris quelque chose, c'est que lorsque la dignit? d'un individu ou d'un groupe, quel qu'il soit, est compromise par un d・i de ce qu'il est, (...) nous ouvrons la porte au cauchemar.

Par contre, si ce si・le nous a enseign?une le・n r・emptrice, c'est qu'en ・argissant le cercle des droits civiques et de la dignit? humaine pour y inclure tout le monde, sans exception, nous aurons jet? les bases permettant ?de nouveaux espoirs de s'・anouir.

Alors marchons vers cet espoir, et agissons en sachant bien que cette voie n'est jamais facile. Car si les droits de l'homme sont ・ernels, la lutte ?livrer pour les obtenir l'est aussi. Les ombres du c・ur humain peuvent se r・uire ; elles ne peuvent pas dispara・re. C'est donc d'un regard r・liste que nous devons consid・er la question des droits de l'homme. Et c'est les mains propres et le c・ur ouvert que nous devons, en ce cinquantenaire de la D・laration universelle des droits de l'homme, r・ffirmer notre d・ermination d'・uvrer en vue de leur pleine r・lisation.

D・ocratie et droits de l'homme
Revue ・ectronique de l'USIA, volume 3, num・o 3, octobre 1998