Le respect des lois aux ・ats-Unis :
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Photo fournie par l'auteur. |
Comment la soci・?s'y prend-elle pour encourager le respect des lois ? Lui suffit-il d'agiter l'・ouvantail du ch・iment ? Ou le sentiment de justice et d'・uit?que nourrit le public laisse-t-il envisager d'autres strat・ies, ・entuellement plus efficaces ? Les chercheurs qui se sont pench・ sur ces questions, tel M. Tom Tyler, professeur de psychologie ?l'universit?de New York, ont constat?que les Am・icains, et a posteriori le reste du genre humain, ob・ssaient aux lois essentiellement parce que celles-ci leur paraissaient ・uitables, impartiales et conformes ?leur conscience morale.
Aux ・ats-Unis, on consid・e g・・alement que les agents de police et les juges sont des repr・entants de l'autorit?investis d'un pouvoir consid・able dont ils se r・lament pour faire appliquer la loi. Leurs d・isions, pense-t-on, ont d'autant plus de poids que la crainte de la punition exerce un effet dissuasif : aussi sont-elles largement respect・s.
Or la r・lit?refl・e une image bien diff・ente de leur autorit?juridique, et ce ?deux ・ards. En premier lieu, s'il est vrai que les Am・icains sont g・・alement respectueux des lois et pr・s ?se plier aux d・isions des agents de police et des juges, on aurait tort de croire que le respect des lois coule de source. De tout temps, les repr・entants de l'autorit?ont d?travailler d'arrache-pied pour amener la population ?composition, et quantit?d'・・ents portent ?croire que celle-ci leur donne de plus en plus de fil ?retordre. Ainsi les agents de police font-ils ・at de difficult・ croissantes ?gagner la coop・ation des particuliers, tandis que les juges constatent combien il est devenu malais?de faire appliquer les jugements judiciaires et d'amener les individus ?respecter les d・isions des tribunaux. De fait, on observe au quotidien, dans la population, toute une panoplie de comportements donnant ?penser que les Am・icains sont de moins en moins soucieux des lois, qu'il soit question de payer les imp・s sur le revenu ou de ne pas br・er les feux rouges. Sans exag・er l'ampleur des infractions, il convient cependant de reconna・re que les autorit・ charg・s de l'application des lois sont de plus en plus souvent amen・s ?r・l・hir aux raisons susceptibles de pousser les individus ?rester dans le droit chemin.
Le r・e des motivations ・hiques dans le respect de la loi
On notera avec int・・ la conclusion qui ressort de diverses ・udes : plus que la crainte d'・re punis s'ils feignent d'ignorer la loi ou qu'ils la bafouent ouvertement, ce sont principalement des consid・ations ・hiques qui incitent les gens ?ne pas franchir les limites impos・s par les lois. Deux, en particulier, jouent un r・e d・erminent : il s'agit de la l・itimit?et de la moralit?
・oquer la l・itimit? c'est exprimer la conviction qu'un repr・entant de l'autorit?est en droit d'attendre qu'on lui ob・sse. Dans l'ensemble, les Am・icains ressentent ?un degr?・ev?l'obligation de se soumettre ?la police et aux tribunaux. Par exemple, ils s'accordent pratiquement tous ?dire qu'il faut « ob・r ?la loi, m・e si on pense qu'elle n'est pas juste ». On suit volontairement les directives des repr・entants de l'autorit?lorsqu'on consid・e ceux-ci comme dou・ de l・itimit? m・e si on n'a aucune raison de croire qu'on se fera arr・er et punir au cas o?l'on se montrerait r・alcitrant.
Dans leur ouvrage intitul?Justice, Liability and Blame : Community Views and the Criminal Law, MM. Paul Robinson et John Darley expliquent que les jugements de valeur morale visent ?appr・ier le degr?auquel les lois sont conformes ?la notion du bien et du mal telle que chaque individu la comprend. Dans certains cas, la conscience morale du public cadre en tous points avec les lois. Par exemple, le meurtre est r・rim?par la loi, et il est aussi r・rouv?par la plupart des gens au nom de la morale. Mais ce n'est pas toujours le cas. Par exemple, lorsqu'il s'agit de la consommation d'alcool ou de stup・iants, du piratage de logiciels ou encore des r・les de stationnement, il y a dans la population am・icaine un certain nombre de gens dont le comportement contrevient aux lois, sans pour autant que ceux-ci le jugent contraire ?la morale.
En 1990, j'ai entrepris une ・ude pour tenter de d・erminer ce qui poussait les gens ?ob・r aux lois dans leur vie au quotidien ; j'ai ainsi compar?trois facteurs de motivation, en l'occurrence l'appr・iation des risques, le sentiment de l'individu vis-?vis de la l・itimit?des repr・entants de l'autorit?et les jugements pass・ sur la moralit?des lois. J'ai constat?que la l・itimit?et la conscience morale jouaient un r・e d・erminant, ind・endamment du risque de se faire prendre et d'・re puni que pouvait pressentir l'individu. Le sens moral venait en t・e, suivi de la l・itimit? L'appr・iation des risques influen・it, elle aussi, l'ob・ssance aux lois, mais ?un degr?moindre. En d'autres termes, c'・aient les jugements ・hiques qui exer・ient la plus profonde influence sur le comportement des individus, alors que l'appr・iation des risques jouait un r・e plut・ effac?
Le r・e incertain de la dissuasion dans le respect des lois
D'autres ・udes donnent ?penser que la menace ou l'application de sanctions (deux facteurs de l'appr・iation des risques) influencent le comportement des individus devant la loi, du moins jusqu'?un certain point. Leurs auteurs arrivent cependant ?la m・e conclusion que moi : cette influence se r・・e g・・alement modeste. Par exemple, sur la foi de l'examen de documents concernant la consommation de stup・iants aux ・ats-Unis, M. Robert MacCoun soutient, dans la revue Psychological Bulletin, qu'on peut attribuer ?la crainte d'・re pris par la police et puni par les tribunaux cinq pour cent seulement des variations de la consommation de stup・iants. Cette conclusion cadre avec celles des autres ・udes faites sur le m・e th・e - la dissuasion exerce, au mieux, une influence minime sur le comportement des individus.
Sur le plan pratique, ceci explique que la police et les tribunaux aient du mal ?faire appliquer les lois lorsque la r・ression constitue leur seule arme. Si leur l・itimit?n'est pas largement reconnue et que les lois ne sont pas conformes aux valeurs morales du public, les repr・entants de l'autorit?ne peuvent pas s'acquitter convenablement de leur mission. Cette remarque vaut au p・al comme au civil, c'est-?dire qu'il s'agisse de maintenir l'ordre public ou de r・oudre des litiges entre particuliers.
Pour se faire une id・ des cons・uences d'une l・itimit?sinon douteuse, du moins mise en doute, il n'est qu'?consid・er la d・iance des minorit・ ?l'・ard de la police et des tribunaux. Le peu de l・itimit?qu'elles reconnaissent aux repr・entants de l'ordre est ?l'origine non seulement d'un comportement plus r・ractaire ?la loi que celui du reste de la population, mais aussi de leur manque d'empressement, dans l'ensemble, ?coop・er avec la police dans la lutte contre la d・inquance. L'histoire des ・ats-Unis abonde en lois qui divergent d'avec la moralit?publique, qu'il s'agisse de la prohibition de l'alcool (entre 1919 et 1933) ou, ?notre ・oque, des moyens mis en ・uvre pour interdire la prostitution et les jeux d'argent. Quand elle tente de faire appliquer des lois visant ?r・rimer des comportements que certaines cat・ories de la population ne jugent pas immoraux, la police se heurte ?bien des complications.
Que faire ? Une solution consisterait ?augmenter consid・ablement les effectifs de police et ?renforcer leurs moyens d'intrusion dans la vie des gens, ce qui accro・rait d'autant la probabilit?de saisir les contrevenants ?la loi et de les punir. Ceux-ci, d・ lors, ・alueraient diff・emment le risque de se faire prendre, et l'on verrait les comportements d・iquants r・resser. Dans le cadre de la lutte contre la conduite en ・at d'ivresse, par exemple, certains pays autorisent la mise en place de barrages de police sur les routes pour arr・er les conducteurs, alors que d'autres donnent aux forces de l'ordre le droit d'interpeller tout pi・on ou tout conducteur, voire de mettre les gens en prison sans qu'aucun chef d'accusation ne soit retenu contre eux. On ne saurait pr・ire exactement l'effet du renforcement des pouvoirs des forces de l'ordre sur le comportement du public, mais on peut en tout cas imaginer des strat・ies susceptibles de « muscler » la dissuasion.
La consolidation de l'・at de droit par le biais du renforcement de la dissuasion pr・ente plusieurs difficult・. La premi・e, c'est que ce principe s'inscrit en faux contre la longue tradition de libert?et de droits individuels qui est enracin・ dans l'histoire des ・ats-Unis depuis l'・oque de la D・laration d'ind・endance, de la Constitution et de la D・laration des droits. Certes, cette tradition d・ocratique va de pair avec la tendance des Am・icains ?d・・er au gouvernement et aux lois, mais cette marque de respect ne pr・ente pas un caract・e automatique, sans compter que la m・iance envers le gouvernement et les lois jug・s importunes ?outrance s'ins・e de longue date, elle aussi, dans la culture politique et juridique du pays. D・ lors, le renforcement des pouvoirs de l'・at risquerait peut-・re de saper la l・itimit?et d'intensifier les comportements rebelles aux lois. En outre, on peut se demander s'il est r・liste de croire que les strat・ies destin・s ?modifier l'appr・iation des risques pourraient bel et bien changer les comportements du public. Comme on l'a vu pr・・emment, il s'agit d'un facteur qui exerce, au mieux, une influence mineure sur les individus.
Le r・e de l'・uit?proc・urale dans le respect des lois
Peut-on envisager la cr・tion d'une autre forme de syst・e juridique qui soit ?la fois viable et durable ? Des ・udes r・entes visant ?・ucider les m・anismes de la r・ction du public am・icain face aux lois et aux d・isions des repr・entants de l'autorit?laissent entrevoir une perspective int・essante. ・ant des entit・ de r・lementation ?caract・e social, la police et les tribunaux sont souvent amen・ ?prendre des d・isions qui passent pour ・re ind・irables, voire injustes aux yeux des gens. Ainsi la police est-elle en droit non seulement de leur interdire un certain nombre d'activit・, mais aussi d'user de menaces, de proc・er ?des arrestations et m・e de recourir ?la force. De leur c・? les juges n'ont souvent d'autre recours que d'imposer des amendes ou des peines de prison pour faire respecter les lois. On pense g・・alement que seul le recours aux menaces ou ?la force peut faire avaler cette f・heuse pilule.
Or l'・ude des r・ctions des individus qui ont eu affaire ?la police et aux tribunaux sugg・e un tableau bien diff・ent, et en tout cas beaucoup plus positif. Diverses enqu・es d・ontrent, en effet, que les gens font le bilan de leur exp・ience personnelle ?l'aune de crit・es relevant de consid・ations ・hiques. En particulier, ils analysent leurs contacts avec les repr・entants de l'autorit?par le prisme de la justice proc・urale. On constate syst・atiquement que les d・isions des agents de police et des juges sont d'autant mieux accept・s que ceux-ci ont suivi une proc・ure qualifi・ d'impartiale par les individus concern・.
Un exemple clarifiera la question. J'ai interrog?des gens qui avaient comparu devant un juge de Chicago, dans l'Illinois, pour avoir enfreint le code de la route. ?l'・oque, il ・ait courant de faire b・・icier d'un non-lieu les personnes qui se pr・entaient au tribunal pour des d・its l・ers, car on estimait que le d・lacement constituait, en soi, une punition suffisante. Donc, ni amende, ni trace de l'infraction. On pourrait croire que les gens ・aient heureux comme ・. En fait, j'ai constat?qu'ils ・aient syst・atiquement m・ontents. Pourquoi ? Parce que cette fa・n de proc・er ne leur paraissait pas juste. Ils voulaient ・re jug・ afin de pouvoir pr・enter leurs preuves et de b・・icier de l'avis d'un juge sur les m・ites de leur contravention. Que l'issue leur soit favorable pr・entait moins d'int・・ que la possibilit?de faire valoir leurs arguments au tribunal.
E. Allan Lind et moi relatons, dans The Social Psychology of Procedural Justice, des entretiens que nous avons eus avec des personnes qui avaient eu des d・・・ avec des agents de police et la justice. ?plusieurs reprises, nous avons constat?qu'elles attachaient une haute importance ?l'impartialit?des repr・entants de l'autorit? du moins telle qu'elles la percevaient. Les gens qui se sentent trait・ sans parti pris sont plus susceptibles d'accepter les d・isions prises, m・e si elles leur sont d・avorables et peu importe qu'ils croient ou non courir le risque d'・re punis s'ils ne les acceptent pas. Pourquoi en est-il ainsi ? Lorsqu'on a le sentiment d'avoir ・?trait?de mani・e impartiale, on se sent moralement oblig?d'ob・r. En outre, on a tendance ?consid・er les d・isions comme conformes ?ses propres valeurs morales. D・ lors, on les accepte de meilleure gr・e. C'est un point dont il convient de prendre note, parce qu'il sugg・e que les gens privil・ient les consid・ations ・hiques, et non pas leur bonne ou leur mauvaise fortune, lorsqu'ils font le bilan de leurs contacts avec la police et les tribunaux.
Ces observations laissent ?penser que les repr・entants de l'autorit?peuvent faire accepter leurs d・isions s'ils veillent ?la fa・n de les prendre. De surcro・, une ・ude effectu・ par Paternoster et al. en 1997 a r・・?que les gens respectaient les d・isions prises dans un souci d'・uit?plus longtemps que les autres, parce qu'ils se sentaient moralement oblig・ de le faire et d'ob・r ?des lois connexes. Selon cette ・ude, les gens qui estimaient avoir ・?trait・ ・uitablement par la police ・aient plus susceptibles de rester dans le droit chemin six mois encore apr・ avoir fait un mauvais pas. Comme la police ne vivait pas dans leur ombre pendant tout ce temps, on peut en conclure qu'ils prenaient sur eux-m・es d'ob・r ?la loi. Le sentiment d'avoir ・?trait・ de mani・e impartiale les amenait ?consentir ?la sanction de la soci・?et ils se sentaient personnellement oblig・ d'observer les lois.
Sur quels crit・es les gens se fondent-ils pour d・larer qu'ils ont ・?trait・ avec justice ou non ? A en juger d'apr・ les ・udes qui ont ・?faites, ils se r・・ent ?des mod・es complexes de justice proc・urale, faisant intervenir au moins huit consid・ations. Quatre, en particulier, s'av・ent fondamentales.
Lorsqu'ils discutaient la question de savoir s'ils allaient accepter une directive quelconque d'un repr・entant de l'autorit? les gens se souciaient beaucoup plus des quatre consid・ations susmentionn・s que de leur appr・iation du caract・e impartial ou favorable de la d・ision elle-m・e.
Les cons・uences de la justice proc・urale sur l'・ablissement de l'autorit?/B>
Les gens attachent un poids diff・ent ?chacun de ces ・・ents, suivant la nature de la question ou du probl・e en jeu. Ainsi la possibilit?d'intervenir dans la prise des d・isions rev・-elle une importance particuli・e quand les autorit・ tentent de r・ler un litige opposant plusieurs personnes. En revanche, l'appartenance ethnique, le sexe et la condition sociale des individus n'influencent pas leur jugement sur ce qui fait qu'une proc・ure est per・e comme ・ant ・uitable ou non. On voit combien l'impartialit?proc・urale pourrait alors se r・・er utile dans la recherche de solutions ?des conflits qui transcendent les barri・es entre les individus. Les ・udes le confirment : les individus issus de groupes ・onomiques, sociaux ou id・logiques distincts d・inissent souvent chacun ?sa fa・n les attributs d'une d・ision ・uitable, et ce qui fait le bonheur d'un groupe ne fait pas n・essairement celui d'un autre. Mais tous ces gens sont beaucoup plus susceptibles de trouver un terrain d'entente quand on les interroge sur les caract・istiques d'une proc・ure ・uitable en mati・e de prise de d・isions. Comme on a observ?que les d・isions ・aient d'autant mieux accept・s qu'elles avaient ・?formul・s dans un souci d'impartialit? il est encourageant de noter que les crit・es m・es d'une proc・ure ・uitable semblent faire l'unanimit?
L'examen des raisons qui poussent les individus ?ob・r aux lois r・・e des ・・ents identiques sur le plan de la justice proc・urale. On se montre plus enclin ?respecter la loi lorsqu'on a confiance dans l'impartialit?des proc・ures appliqu・s par les repr・entants de l'autorit?et les institutions juridiques. Ainsi, en prenant des d・isions ・uitables, les autorit・ contribuent ?cimenter le socle d'une culture juridique qui pr・ispose le citoyen ?se sentir solidaire de la loi. L'autor・lementation de la soci・?se fonde sur son sentiment de responsabilit?et d'obligation face ?la loi et sur sa disposition ?agir de mani・e conforme ?la morale. Pour cr・r et maintenir ce genre de soci・? les repr・entants de l'autorit?doivent imp・ativement assurer le triomphe de l'・uit?