L'arrivée chaque année aux États-Unis, bon an mal an, d'un million d'immigrants, originaires pour la plupart d'Amérique latine et d'Asie, infléchit le profil démographique de ce pays dans le sens d'une diversification raciale et ethnique croissante. Telle est du moins l'image qui se dégage des statistiques démographiques globales de la nation. Le recensement de l'an 2000 démontrera qu'au moins trois résidents des États-Unis sur dix ne sont pas des Anglo-Saxons blancs. En 2006, la population d'origine latino-américaine dépassera en nombre la population noire et en 2030, un Américain sur quatre sera d'origine soit latino-américaine soit asiatique. Ces statistiques globales incitent à conclure à l'existence d'un ・nbsp;creuset ・ ou melting pot, unique, brassant les nouveaux Américains d'horizons culturels divers. Toutefois, la morphologie des régions métropolitaines fait apparaître une réalité tout autre. On constate, d'une part, que 25 régions métropolitaines sont déjà parvenues au profil national de l'an 2030 (au moins 25 % de la population est latino-américaine ou asiatique et moins de 60 % de la population anglo-saxonne). Parmi ces régions figurent les grandes métropoles telles que Los Angeles, San Diego et San Francisco (Californie), Miami (Floride) et Houston (Texas), ainsi que de nombreuses agglomérations métropolitaines plus petites en Californie, au Nouveau-Mexique et le long de la frontière qui sépare le Texas du Mexique. D'autre part, plus de la moitié des régions métropolitaines du pays (148 sur 271) sont peuplées d'au moins 80 % de Blancs, dans le Nord-Est, le Centre-Nord, et les États des régions montagneuses, ainsi que dans de grandes parties du Sud, où le principal groupe non blanc est celui des Afro-Américains et non pas les nouvelles minorités d'immigrés. En bref, la nouvelle immigration, en particulier celle des minorités d'Amérique latine et d'Asie, reste concentrée pour l'essentiel dans une poignée de régions métropolitaines formant des ・nbsp;creusets multiples ・ Dans ces régions, un certain degré de mariages mixtes et un degré moindre de ségrégation résidentielle définissent les enclaves ethniques, le nouvel esprit d'entreprise et la riche diversité culturelle qui marquaient les communautés d'immigrants au début du siècle aux États-Unis. La question est de savoir quand et à quelle cadence cette diversité ・nbsp;déborde ・pour se répandre dans le reste du pays. La nouvelle analyse qui suit est fondée sur des statistiques de recensement récemment publiées qui indiquent effectivement une diffusion des nouvelles minorités d'immigrants, et elle met en évidence les régions métropolitaines dans lesquelles la montée des populations d'origine latino-américaine et asiatique est appelée à se poursuivre. Commençons toutefois par examiner les zones métropolitaines, aimants classiques de l'immigration, qui abritent toujours la plupart des nouveaux arrivants nés à l'étranger et membres d'une minorité ethnique. Les pôles d'attraction classiques Au cours de la période 1990-1997, quelque 65 % de tous les immigrants arrivant aux États-Unis se sont établis dans 10 régions métropolitaines seulement. New York et Los Angeles ont accueilli environ un million d'immigrants chacune, San Francisco environ 300 000 et Chicago environ 250 000. Les six autres métropoles, à savoir Miami, Washington, Houston, Dallas, San Diego et Boston, ont ensemble reçu moins d'immigrants que New York ou Los Angeles. Ces dix régions, qui représentent les principales destinations des récentes vagues d'immigration, ne regroupent qu'environ 30 % de la population totale des États-Unis. En outre, à l'exception de Dallas et de Houston, elles subissent toutes, parallèlement à l'arrivée d'étrangers, un phénomène d'exode urbain. New York et Los Angeles se classent ici en tête de liste, ayant perdu chacune environ 1,5 million de migrants de 1990 à 1997. Pourquoi les immigrants continuent-ils d'affluer vers des régions que leurs résidents semblent considérer comme de moins en moins désirables ? La réponse repose dans la solide tradition de réunification des familles qui caractérise les lois de l'immigration aux États-Unis, et dans le besoin, pour les gens originaires de pays ayant les mêmes bases culturelles et la même langue, de vivre dans des communautés où ils puissent bénéficier d'appuis sociaux et économiques. La réunification des familles tend à se manifester par l'établissement de ・nbsp;chaînes ・d'immigration qui relient les membres d'une même famille et leurs amis pour les orienter vers les mêmes destinations. Ceci est particulièrement vrai des immigrés les moins qualifiés, plus dépendants des liens familiaux pour les aider à pénétrer dans les réseaux d'emploi informels qui existent dans les régions métropolitaines, aimants ・nbsp;classiques ・de l'immigration. En revanche, la majorité des autochtones et des résidents de longue date, en particulier les Blancs et les Noirs, sont beaucoup plus libres de se déplacer. Ils ne sont pas soumis aux mêmes impératifs économiques et sociaux qui maintiennent les nouveaux arrivés dans des régions particulières du pays. Leurs modèles de migration sont influencés bien davantage par les pressions et l'attraction des marchés de l'emploi et de la qualité de la vie que par les liens de famille. L'exode de New York, de Los Angeles et des autres régions métropolitaines à forte immigration ne constitue pas une fuite des premiers occupants devant l'arrivée des immigrants. Il tient plutôt à ce que les non-immigrants dépendent moins des amis et des réseaux familiaux pour se procurer des informations sur les possibilités d'emplois. Ils suivent généralement dans leurs déplacements les marchés du travail qui ont connu la plus forte croissance, croissance explosive ces dernières décennies dans de vastes régions telles que l'Ouest (à l'exception de la Californie) et le ・nbsp;nouveau Sud ・ où sont implantés les secteurs à forte création d'emplois, dans des villes telles qu'Atlanta, ces régions étant peuplées essentiellement de Blancs et de Noirs. Les dix pôles classiques de l'immigration abritent donc, du fait même de l'attraction qu'elles exercent, la majorité des populations latino-américaine et asiatique du pays. Près de six Latino-Américains et Asiatiques sur dix y sont établis. Los Angeles héberge à elle seule environ un cinquième de la population hispanophone des États-Unis ; chaque région métropolitaine a toutefois une composition démographique qui lui est propre. Miami attire particulièrement les Cubains, New York les Dominicains, les Porto-Ricains et autres groupes originaires des Caraïbes, et Chicago reste le principal point de chute des Mexicains. Trois villes à elles seules, Los Angeles, New York et San Francisco, abritent plus de 40 % de toute la population asiatique des États-Unis, bien qu'ici également, les pays d'origine diffèrent : les Chinois forment un important contingent d'immigrants à New York tandis que les Philippins sont attirés surtout par Los Angeles, ces deux groupes étant fortement représentés à San Francisco. Compte tenu de ces statistiques, il n'est pas surprenant que quatre de ces ・nbsp;aimants ・classiques de l'immigration aient atteint, ou soient sur le point d'atteindre une composition démographique à population blanche minoritaire (43 % à Miami et à Los Angeles, 54 % à Houston et 55 % à San Francisco). La mégapole de New York, qui couvre 29 circonscriptions appartenant à quatre États, n'a déjà plus que 60 % de population blanche, soit bien moins que la moyenne nationale (72 %). En outre, la diversité ethnique concerne toute la région métropolitaine et pas seulement le centre. Sur ces 29 circonscriptions, 21 connaissent simultanément une immigration croissante et un exode vers d'autres régions des États-Unis. Ces régions métropolitaines bénéficient de leur statut de ・nbsp;creuset multiple ・en dépit du fait que le reste du pays est loin d'être aussi diversifié. La concentration d'un grand nombre de nouvelles minorités raciales et ethniques aux côtés des Blancs et des Noirs devrait aboutir à une plus grande intégration sociale et économique de ces groupes dans les régions métropolitaines. La nature de cette intégration, qui concerne des groupes aussi divers que les Mexicains, Centraméricains, les Coréens, les Indiens, les Vietnamiens et d'autres encore, variera d'une région métropolitaine à l'autre, selon la composition et l'assemblage des groupes en présence. Toutefois, la ségrégation résidentielle de ces nouveaux groupes dans les régions des ports d'entrée, leur cantonnement dans des créneaux d'emploi bien définis et, pour certains groupes, des niveaux excessivement bas de pouvoir politique ne faciliteront pas leur progression vers la pleine inclusion économique et politique. L'augmentation des mariages mixtes dans ces métropoles et le fait que les enfants de la deuxième génération parlent généralement bien l'anglais et tendent à s'identifier comme des Américains dits ・nbsp;à trait d'union ・(par exemple, Coréens-Américains), laissent présager une assimilation future qui se traduira par une montée dans les strates sociales et par un mouvement d'exode en provenance des foyers ・nbsp;classiques ・d'immigration. Les nouvelles destinations de l'immigration Nous avons maintenant les preuves pour la première fois d'un certain ・nbsp;débordement ・des nouvelles minorités immigrantes, en particulier des Asiatiques et des Latino-Américains, vers des régions métropolitaines où elles étaient jadis peu représentées. Pour ces groupes, il s'agit des premiers maillons des ・nbsp;chaînes ・de la migration, qui se forment à partir de leurs points d'entrée traditionnels, ou de leurs pays d'origine. La plupart de ces régions métropolitaines connaissent également une croissance substantielle de leur population tant blanche que noire. Les nouveaux emplois créés au cours des années 1990 dans ces villes et leurs environs offrent aux nouvelles minorités d'immigrants des créneaux au haut et au bas de l'échelle économique. Dans ces régions, la population de chacun de ces groupes s'est accrue d'au moins 40 % de 1990 à 1997, pour dépasser 50 000 immigrés en 1997. S'agissant par exemple des Latino-Américains, Las Vegas a vu sa population latine s'accroître de plus de 100 % au cours de la dernière décennie. Elle est suivie de près par Atlanta, capitale du nouveau Sud, où les hispanophones avaient eu une présence très limitée jusqu'à une époque récente. Quant aux autres régions métropolitaines où la population latino-américaine s'est accrue dans des proportions considérables, elles sont situées principalement dans le Sud-Est et dans l'Ouest. À Portland, (Orégon), Orlando et West Palm Beach (Floride), Salt Lake City (Utah), Seattle (Washington), Austin (Texas) et Phoenix (Arizona) la population hispanophone a augmenté de plus de 50 % au cours des années 1990. Cette augmentation a été de 40 % ou plus à Yakima (Washington), Tampa (Floride), Colorado Springs (Colorado), Minneapolis (Minnesota), Oklahoma City (Oklahoma), et Bakersfield et Modesto (Californie). On trouve dans cette liste un mélange de collectivités qui abritent déjà une population latino-américaine considérable, telles qu'Austin, Phoenix, Yakima, Bakersfield et Modesto. Mais on y trouve aussi de vastes régions métropolitaines où la présence hispanophone est faible en dépit de la croissance récente (Atlanta : 3,2 % ; Seattle : 4,2 % ; Minneapolis : 2,1 % ; Oklahoma City : 4,8 %). Les pionniers d'Amérique latine qui s'orientent vers ces régions ne disposeront pas de la même infrastructure sociale ou du même accès au capital qu'ils trouveraient dans les centres d'immigration traditionnels, mais leur arrivée ouvrira vraisemblablement la voie et préparera de futures arrivées durant la prochaine décennie. Las Vegas et Atlanta figurent également en tête de listes des nouvelles métropoles qui attirent les Asiatiques. Dans ces villes, la population asiatique a augmenté de 92 % et de 79 % respectivement. Phoenix, Dallas et Houston ont toutes connu une augmentation de leur population asiatique de plus d'un quart au cours des années 1990. Les autres villes qui attirent les Asiatiques sont Minneapolis, Portland, Boston, Seattle, Detroit (Michigan), Denver (Colorado) et Miami. La présence asiatique dans ces métropoles n'est pas particulièrement importante. À l'exception de Seattle (7,6 %) et de Houston (4,6 %), elle est inférieure, souvent de beaucoup, à 4 % de la population totale. Néanmoins, la plupart de ces régions connaissent un boom économique et une croissance rapide de l'emploi. La population asiatique est particulièrement attirée par les régions fortes en ingénierie et en haute technologie, facteur qui joue dans beaucoup de ces métropoles. Bilan Manifestement, les immigrants asiatiques et latino-américains se répandent dans des régions des États-Unis avec lesquelles ils n'étaient jadis pas automatiquement associés. Mais ce qui est le plus important, c'est que, selon toute vraisemblance, ils resteront minoritaires dans ces communautés à prédominance blanche. Ces ・nbsp;pionniers ・ethniques profitent des nouvelles possibilités mais ils subissent également de front le choc de nouveaux défis, comme l'ont fait avant eux les immigrants antérieurs. Les anciens groupes de pionniers avaient émigré vers les banlieues de New York, de Chicago et de San Francisco. Aujourd'hui, la migration portera les nouvelles minorités vers les marchés du travail de collectivités telles que Salt Lake City, Minneapolis, Oklahoma City et Colorado Springs. Par ces changements d'orientation au sein des ・nbsp;creusets multiples ・des États-Unis, les nouveaux immigrés façonneront incontestablement l'avenir des relations entre les races au niveau local comme à l'échelle nationale au cours des décennies à venir. -------- William Frey est professeur au Centre d'analyse sociale et démographique de l'université d'État de New York à Albany. Il est également chargé d'études démographiques à l'Institut Milken de Santa Monica (Californie). |