COMMENT JONGLER AVEC SON EMPLOI DU TEMPS :
LE
TRAVAIL, LA FAMILLE ET LA LOI
Suzanne Falter-Barns
A l'heure actuelle, les Américaines qui veulent avoir une famille et une carrière doivent jongler avec des emplois du temps parfois conflictuels à la maison et au bureau. Heureusement, les entreprises, le gouvernement et même les familles commencent à réagir d'une façon de plus en plus positive aux changements engendrés par l'évolution du rôle de la femme aux États-Unis.
Pour bien comprendre les problèmes auxquels doivent faire face les mères qui travaillent, regardons ce qui se passe lorsque maman essaie de partir travailler, un jour comme un autre. Tout d'abord, le petit de deux ans s'accroche à vos jambes comme une sangsue et se met à hurler, sans tenir compte du fait qu'il essuie sa figure barbouillée des céréales de son petit-déjeuner sur votre tailleur impeccable. Puis, avec une simplicité qui vous fend le cur, l'aîné vous fait un petit sourire triste en disant « aujourd'hui, on a une excursion, mais ne t'en fais pas maman, car je leur ai déjà dit que tu ne pourrais pas venir ». Ce sont ces circonstances qui ont poussé les femmes actives, et les entreprises qui les emploient, à danser un pas de deux un peu maladroit ayant pour thème le travail et la famille.
Les nouvelles sont plutôt bonnes ; on sent un frémissement dans les bureaux, même si les progrès sont lents. L'augmentation constante du nombre de femmes qui travaillent et qui sont de plus en plus nombreuses à refuser de négliger leur famille, a donné naissance à tout un éventail de nouvelles règles dans les entreprises. Celles qui prennent des initiatives favorables aux employés constatent que leur productivité augmente et que le bilan est en hausse régulière. Pour la poignée d'entreprises les plus à la page (et les plus intelligentes), intégrer le travail et la famille est devenu une façon comme une autre de rester compétitives sur le marché du travail. Pour de nombreuses autres, cependant, les horaires de travail à la carte (qu'on appelle aux États-Unis « flextime ») et autres options de ce style restent vaguement suspects et on les considère en général comme « un truc de bonne femme » qui n'a rien à voir avec la vie de l'entreprise.
Aujourd'hui, aux États-Unis, près des trois quarts des femmes mariées et mères de jeunes enfants ont des emplois rémunérés. Sur ce chiffre, 38 % travaillent à plein temps toute l'année. Une étude réalisée en 19951 par Whirlpool appelle ces femmes les nouveaux « soutiens de famille », car 55 % gagnent la moitié du revenu du ménage ou même davantage. Et pourtant, ce n'est pas uniquement l'argent qui les pousse. L'étude de Whirlpool constate également que ces femmes considèrent que leur rôle à la maison est aussi important que celui à l'extérieur. Donc, le travail des femmes a pris un nouveau sens, plus « holistique », rejetant les anciennes notions selon lesquelles les femmes qui travaillent pour un salaire le font aux dépens de leur famille. Ces enquêtes indiquent que les femmes au foyer se sentent en fait moins appréciées à la maison que les femmes qui sont employées à l'extérieur à plein temps.
Et pourtant, alors qu'elles se disent satisfaites, les femmes salariées sentent que le bât blesse. Même si une enquête du ministère du travail des États-Unis a trouvé que 79 % des femmes « adorent » ou « aiment bien » leur travail, une autre enquête a révélé que plus de quatre sur dix « s'inquiètent énormément » de la façon dont elles doivent équilibrer leurs responsabilités entre leurs familles et leur travail. On les appelle « la classe fatiguée ». Ces mères qui travaillent consacrent davantage d'heures à leur emploi salarié que leurs prédécesseurs, et il est plus probable qu'elles ont un enfant jeune dont elles doivent s'occuper. Ceci dit, comment la mère qui travaille arrive-t-elle à jongler entre ses ambitions professionnelles et les demandes incessantes de sa famille ? La réponse se trouve dans toute une gamme d'options créatives.
Prenons mon cas personnel : mariée, mère de deux enfants de deux et sept ans travaillant à New York, je me trouve dans la catégorie à laquelle souhaitent appartenir la plupart des femmes actives : celle des employées à temps partiel. J'ai en même temps choisi le travail indépendant à temps partiel, ce qui est une autre préférence croissante des femmes. Ceci me permet d'aller chercher mes enfants à l'école et à la garderie deux après-midi par semaine, activité que je partage avec mon mari, lui aussi travailleur indépendant, et lorsque nous prenons nos quartiers d'été dans notre chalet à la montagne, je ne dois me rendre à mon bureau qu'une semaine sur deux pendant quatre jours. Si je n'appartenais pas à la catégorie des travailleurs indépendants, je n'aurais pas cette souplesse. Mais, en échange, je n'ai droit à aucune prestation sociale de l'entreprise pour laquelle je travaille ; je ne participe à pratiquement aucune des réunions importantes, ni aux activités sociales de l'entreprise, et il n'est pas question pour moi de progresser dans ma carrière. La sécurité de l'emploi est loin d'être garantie, mais je me dis que, de toute façon, la plupart des gens sont dans la même situation et, en ce qui concerne les prestations sociales, j'ai ma propre assurance-maladie et mon plan de retraite. Comme n'importe quelle femme qui travaille, mon besoin de m'occuper de mes enfants, au moins une partie du temps, entrave mes possibilités d'avancement, et pourtant, c'est un compromis que je fais sans remords.
L'histoire de ma nièce est tout à fait différente. Elle s'appelle Jennifer Liebowitz et vit à North Wales, en Pennsylvanie. Vice-présidente et responsable des prêts d'une grande banque urbaine, Jennifer doit passer trois heures par jour dans sa voiture quatre jours par semaine. Ces jours-là, elle quitte la maison avec son fils de dix-huit mois à 6 heures 30 ; il reste à la garderie de 7 heures jusqu'à 18 heures. Le cinquième jour, elle reste à la maison et communique par ordinateur avec son bureau ; sa mère vient chez elle s'occuper de son fils. Sa façon de raisonner est la suivante : cela lui donne six heures supplémentaires par semaine qu'elle peut consacrer à son fils ; de plus, elle peut éviter les interruptions constantes du bureau et vraiment faire ce qu'elle a à faire. Un avantage supplémentaire est la réaction de ses clients. « Les clients m'appellent à la maison, et ils adorent cela parce qu'ils me trouvent dès la première sonnerie », explique-t-elle. Inutile de dire que cet arrangement fonctionne bien et que son plan de carrière reste intact.
Dans tout le pays, de plus en plus d'entreprises commencent à découvrir les avantages cachés de ce genre d'organisation du travail. Une enquête menée par Business Week et le Centre d'étude du travail et de la famille2 de l'université de Boston a étudié les mesures relatives au travail et aux responsabilités familiales prises dans trente-sept sociétés cotées en bourse dans Business Week 1000. Pour 48 % des huit mille employés, il était possible « d'avoir une bonne vie de famille et malgré tout de gravir les échelons » dans l'entreprise, mais 60 % ont indiqué que la direction ne s'occupait pas du tout des employés ou ne les prenait que « quelque peu » en compte lors des prises de décisions. Les entreprises les plus éclairées parmi celles-ci, telles que la First Tennessee National Corporation, partent du principe que la vie familiale affecte directement les résultats de l'entreprise. En simplifiant le règlement de l'entreprise et en permettant aux employés de décider de leurs propres horaires, elles ont constaté que la productivité montait en flèche, parallèlement à la satisfaction des consommateurs.
L'étude de Business Week a montré que les superviseurs de « First Tennessee » qui étaient favorables à l'équilibre entre le travail et la famille gardaient leurs employés deux fois plus longtemps que la moyenne de la banque, ce qui leur permettait, en outre, de garder 7 % de clients de plus. Ceci a contribué à une augmentation des bénéfices de 55 % en deux ans. Lorsque la direction du service après-vente de Xerox à Dallas (Texas) a autorisé ses employés à établir leurs propres horaires, l'absentéisme a baissé du jour au lendemain, alors que la productivité augmentait. Leur équipe de production et de développement de Webster (État du New York) a supprimé les réunions tôt le matin ou tard le soir, ce qui a permis, pour la première fois dans l'histoire de cette société, de lancer un nouveau produit dans les délais.
Le numéro de mai 1997 du magazine Parenting3 a choisi Patagonia et Lucasfilm Ltd. comme étant les entreprises les plus favorables aux parents parce qu'elles ont installé des garderies bien subventionnées sur les lieux de travail. Non seulement cela permet aux parents de passer plusieurs fois par jour voir leurs enfants, mais le centre de Patagonia a même un programme complet de garderie après l'école avec des cars qui ramassent les enfants dans les écoles proches. First Tennessee, qui est également sur la liste des dix premières entreprises de Parenting, a même installé une infirmerie dans sa garderie d'enfants. Les parents peuvent y laisser leurs enfants malades au lieu de les garder à la maison. Tom's, une usine de dentifrice du Maine, offre à ses employées des semaines de travail comprimées de quatre fois dix-heures suivies d'un jour de congé au lieu de la semaine traditionnelle de cinq jours ; et chez le fabricant d'ordinateurs Hewlett-Packard, 85 % des employés profitent des horaires à la carte qui son en place depuis 1972. Une autre option qui a beaucoup de succès est le partage du travail entre deux employés. Cette option a l'avantage d'offrir à Hewlett Packard les perspectives et les talents uniques de deux employés pour le prix d'un seul. Ces nouvelles méthodes semblent être le début d'une transition critique et bien nécessaire de la manière dont les entreprises américaines gèrent leurs affaires.
Et pourtant, pour de nombreuses entreprises, cette transition ne s'est pas encore produite, et ce n'est pas seulement la faute de la direction. Dans le bureau de ma nièce Jennifer, il semble bien qu'il existe un fossé entre les hommes et les femmes sur les horaires à la carte et autres arrangements, tel que le télétravail. Pour les hommes, c'est une histoire de bonnes femmes. Les femmes disent qu'elles appuieraient les hommes s'ils voulaient eux aussi adapter leur emploi du temps. En fait, il y a sans doute une crainte générale latente de ces aménagements des horaires. Ceux qui ont des horaires souples essaient de ne pas le faire savoir au cas où un superviseur s'en apercevrait et supprimerait ce privilège. Bien des employés n'osent pas demander des arrangements différents de peur qu'on ne pense qu'ils ne se donnent pas suffisamment à leur travail. « On dirait qu'ils pensent qu'on ne les laissera jamais choisir leurs horaires, comme s'ils ne le méritaient pas », dit Jennifer. Et pourtant, les horaires à la carte sont inscrits dans le règlement de la société.
Un autre phénomène qui vaut la peine d'être mentionné et dont parle le nouveau livre d'Arlie Russell Hochschild, a fait l'objet d'un article dans le New York Time Magazine4. Ce livre est intitulé The Time Bind : When Work Becomes Home and Home Becomes Work (La prison du temps : vivre au bureau et travailler à la maison). L'auteur décrit le phénomène de parents qui s'échappent vers le sanctuaire de leur bureau et y restent afin d'éviter les pressions et les corvées de la vie familiale. Hochschild cite une étude du Bureau du travail portant sur cent quatre-vingt-huit entreprises, dont 35 % offrent des horaires flexibles. Cependant, seuls 3 % des employés en profitent. C'est cette idée qui a poussé Mme Suzanne Fields5, chroniqueuse au Boston Herald, à encourager la Fondation Ms. à remplacer sa journée annuelle de « Amenons nos filles au travail » par une journée « Laissons nos filles (et nos fils) rester à la maison avec leurs mères ».
Mais les horaires flexibles et le télétravail ne s'appliquent pas à la situation de tous les employés, particulièrement ceux qui font du secrétariat ou du travail manuel. Mme Deborah Marie Peterkin, de Hillside (New Jersey), ancienne secrétaire de direction et mère de quatre enfants, en avait assez de ne pas pouvoir participer à la vie scolaire de ses enfants, si bien qu'elle a abandonné son emploi de bureau pour travailler à l'aéroport local. Dès 2 heures du matin et jusqu'à 7 heures, elle est sur les pistes pour faire les signaux aux avions et faire le plein de kérosène. Lorsqu'elle rentre, elle emmène ses enfants à l'école, les accompagne aux sorties de classe, va les chercher après l'école et passe l'après-midi avec eux. Puis elle se couche après les avoir fait dîner très tôt. Malgré une diminution de son salaire, elle considère cet arrangement comme une amélioration.
Pour ces employés, il n'y a que des initiatives telles que les congés familiaux et médicaux qui protègent leurs intérêts de parents. Après huit ans de débats acerbes au Congrès, cette loi exige que tout employeur ayant au moins cinquante employés leur permette de prendre douze semaines de congé sans solde pour la naissance d'un enfant, ou pour s'occuper d'un membre de la famille gravement malade.
Néanmoins, on peut dire sans se tromper que les vents du changement soufflent sur les entreprises et que les mères de famille ne sont pas les seules à en profiter. Chez nous, pendant la semaine, mon mari passe deux fois plus de temps que moi à s'occuper de nos enfants, et c'est moi qui gagne le plus. Au jardin d'enfants, on voit toujours au moins une poignée de pères surveiller leurs enfants, et lorsque je rentre à la fin de la journée, mes enfants se jettent sur moi en criant « Maman ! ». Mais de plus en plus, c'est à mon mari qu'ils demandent de les aider avec leurs devoirs ou de leur donner à boire lorsqu'ils ont soif. Je m'oblige à penser que c'est un changement positif qui montre que nous sommes vraiment une famille soudée. J'adore le fait que leur père est aussi important que moi à leurs yeux. Et pourtant, il m'arrive de me sentir une pointe de jalousie. En fait, il s'agit d'atteindre un équilibre délicat qui, je l'espère, sera de plus en plus stable à mesure que nos enfants grandiront.
En plus de son emploi à temps partiel qui consiste à écrire de la publicité pour le New York Time, Suzanne Falter-Barns est une rédactrice indépendante, commentatrice sociale, et auteure du roman Doin'the Box Step (Random House, 1992).
Bibliographie
1. Women: The New Providers: Whirlpool Foundation Study, Part One, 1995; Families and Work Institute, 98 pages. Retour au texte.
2. Business Week, 16 septembre 1996; « Balancing Work and Family, », Keith H. Hammonds, pages 74-80. Retour au texte.
3. Parenting, mai 1997; « Take this Job and Love it, » Leah Hennen, page 164. Retour au texte.
4. The New York Times, 20 april 1997; « There's No Place Like Work, » ARlie Russell Hochschild, page 50. Retour au texte.
5. The Washington Times, 24 april 1997; « How About a Stay at Home Day, » Suzanne Fields, page A17. Retour au texte.
Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement les vues du gouvernement des États-Unis.
La Société
américaine
Revue électronique de l'USIA,
volume 2, numéro 2, juin 1997