SÉPARATION ET INTERACTION :
LA RELIGION ET
LA POLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS
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Tout au long des trois cents dernières années, les rapports entre la religion et la politique aux États-Unis ont connu des hauts et des bas. Leurs routes se sont parfois croisées, parfois longées et parfois aussi ont-elle débouché sur des affrontements, mais une chose en tout cas n'a pas changé : l'étude du lien qui les unissent est l'un des aspects les plus fascinants de l'histoire et de la société des États-Unis. Dans la conversation qui suit, M. Kenneth Wald, professeur de sciences politiques à l'université de Floride, à Gainesville, et l'auteur de l'ouvrage d'avant-garde Religion and Politics in the United States, discute ce phénomène. M. Wald a accepté de répondre aux questions de MM. Michael Bandler et William Peters dans le cadre de la série d'articles qu'ils ont rédigés pour l'USIA sur le thème « société et valeurs ».
Question - Les interdictions stipulées dans la Constitution ont été interprétées comme étant la manifestation de la volonté d'ériger un mur de séparation entre l'Église et l'État. Est-ce à dire que la religion et la politique ne doivent avoir rien à faire l'une avec l'autre ?
M. Wald - Pas du tout. La Constitution établit effectivement un État ou un gouvernement laïque, mais ses auteurs n'avaient pas l'intention d'empêcher la religion d'exercer de l'influence sur la société dans son ensemble, et sur la politique en particulier. En fait, la Constitution se ressent à plus d'un égard des principes religieux de l'époque et on peut en dire autant de la nature du système politique qui a été créé. Les valeurs religieuses ont considérablement influencé toutes sortes de mouvements, qu'ils aient visé à l'abolition de l'esclavage ou à la promotion des droits civils par exemple. De même, les institutions religieuses continuent d'inculquer des notions de civisme à la population. Dès lors, on voit qu'il n'a jamais été question - c'eût été d'ailleurs impossible- de tenir la religion à l'écart du programme politique. La Constitution stipule que l'État, ou le gouvernement, ne prend pas parti pour telle ou telle question religieuse, un point c'est tout.
Question - Vous écrivez dans votre livre que les clauses majeures de la Constitution ayant trait à la religion visent autant à interdire l'imposition d'une religion qu'à garantir la liberté de religion en elle-même.
M. Wald - C'est exact. Il est intéressant de noter que la séparation de l'Église et de l'État aux États-Unis procède de deux mouvements politiques distincts l'un de l'autre. Très influencés par la philosophie française du Siècle des Lumières, les fondateurs des États-Unis, en particulier James Madison et Thomas Jefferson, sont partis du principe que l'établissement d'une religion d'État se révélerait néfaste pour le gouvernement. Toute hostilité que les gens pourraient ressentir envers une religion autre que la leur aurait automatiquement une connotation politique, et c'est le système tout entier qui menacerait de s'effondrer.
Parallèlement à cela existait un autre mouvement - je l'appelle le séparatisme protestant- qui bénéficiait notamment du soutien des méthodistes et des baptistes. Ceux-ci considéraient que l'établissement d'une religion d'État se révélerait néfaste pour la religion ; une telle mesure aurait pour effet de sanctionner des religions susceptibles d'être dans l'erreur ou encore de restreindre la liberté du culte des Américains. On constate donc l'existence d'un double courant de pensée dans la Constitution, à savoir que la religion et l'État s'épanouiront d'autant plus qu'ils fonctionneront indépendamment l'un de l'autre.
D'aucuns en concluent que la Constitution adopte un point de vue anti-religieux et que c'est là tout le sens de la séparation de l'Église et de l'État. À mon avis, c'est tout le contraire. Il me semble que le principe de la séparation visait précisément à renforcer la religion, à condition qu'elle se cantonne dans le milieu qui est le sien.
Question - On dirait presque qu'en retour, la religion serait de nature à renforcer l'expression de la volonté politique.
M. Wald - Des politologues, il est vrai, arguent que l'existence d'une solide arène religieuse contribue pour une bonne part à cimenter un gouvernement démocratique. On entend parfois dire que les Églises, à certains égards, sont des incubateurs des vertus civiques. C'est à l'église ou dans d'autres lieux du culte que l'individu acquiert une tournure d'esprit ou une disposition propice au maintien de la démocratie.
De même, Alexis de Tocqueville soutenait que, pour comprendre le moindre aspect de la société américaine, il fallait avant tout prendre conscience de son solide fondement religieux grâce auquel la démocratie était possible. C'est ce qui amène les gens à réfléchir à la question de la fin et des moyens et à saisir l'importance des objectifs à long terme. Il existe assurément un courant de pensée selon lequel les fondateurs avaient bel et bien en tête d'ériger un secteur religieux stable au moyen de la séparation, ce qui ferait le plus grand bien au régime politique par la même occasion.
Question - Lorsque vous parlez des enseignements inculqués à l'église, faites-vous allusion aux valeurs ?
M. Wald - Oui. L'importance des Églises pour la démocratie se manifeste à divers égards. Les Églises sont des institutions au sein desquelles les individus acquièrent des compétences spécifiques qui leur donnent les moyens de participer positivement à la vie politique démocratique. Il a été démontré, de façon très persuasive à mon avis, que les Afro-Américains participent plus que les autres Américains, étant donné leur niveau socio-économique, en grande partie parce que les Églises qu'ils fréquentent leur donnent une solide formation politique. C'est à l'Église qu'ils apprennent à faire des discours, à diriger des réunions, à organiser des campagnes. Ils acquièrent toute une foule de compétences qui ont une application directe dans la vie politique. D'une certaine façon, donc, les Églises servent à l'apprentissage des pratiques démocratiques. Pour les nombreux Américains qui n'adhèrent à aucune organisation où ils pourraient être formés à ces techniques, l'Église joue un rôle essentiel pour ce qui est de promouvoir la participation à la démocratie sur une base élargie.
Dans le même esprit, on peut soutenir la thèse selon laquelle les Églises, telles qu'elles sont représentées à Washington, se font souvent le porte-parole des gens qui n'ont pas d'autre façon de se faire entendre. Je pense notamment aux évêques catholiques, représentés de façon impressionnante à Washington, ou aux divers groupes qui ont des bureaux dans l'immeuble méthodiste. Ils savent se faire entendre lorsqu'ils parlent des besoins des sans-abri et qu'ils se font le chantre des gens sans défense. Ils font valoir des points de vue qui ne sont pas nécessairement représentés par les principaux groupes de pression. Il me semble donc que les assemblées de fidèles, dans l'intimité de leur communauté et à plus grande échelle par le truchement de leur présence à Washington, réussissent bel et bien à revitaliser le gouvernement.
Question - Ce que vous dites s'applique aussi aux milieux juifs. Diverses associations juives sont activement représentées par des groupes de pression à Washington.
M. Wald - Oui. En fait, on pourrait dire que l'on doit l'élargissement de l'interprétation du premier amendement, en particulier pour ce qui touche à l'interdiction de l'établissement de quelque religion que ce soit, aux groupements religieux minoritaires qui ont fait pression pour que soient définis les domaines dans lesquels l'État doit se garder d'agir en faveur de telle ou telle religion. Les associations juives ont certainement été le fer de lance de presque toutes les actions intentées en justice. Feu Leo Pfeffer, qui représentait le Comité juif américain, a véritablement été la figure de proue de ce mouvement. Mais bien d'autres affaires importantes ont été plaidées en faveur de groupes tels les Témoins de Jéhovah ou les Adventistes du Septième Jour ou, plus récemment encore, par l'Eglise de Santeria, lesquels ont tous joué un rôle prépondérant en la matière. Je pense, et je le répète, qu'ils élargissent nos droits à tous en agissant comme ils le font.
Question - Vous avez évoqué tout à l'heure les racines religieuses de la Constitution. Dans votre livre, vous discutez votre théorie de « la dépravation inhérente » en rapport avec la théologie puritaine. Si je vous comprends bien, vous rappelez le fait que l'homme est par nature pécheur ou dépravé et qu'on ne peut donc pas faire confiance à l'humanité. En suivant cette logique, on en arrive à dire qu'on ne peut faire confiance à aucun des pouvoirs du gouvernement ; d'où la nécessité d'équilibrer ces pouvoirs. C'est bien cela ?
M. Wald - Oui. On peut même parler de péché originel, si l'on veut. C'est un facteur puissant qui était à l'esprit de presque tous les participants à l'Assemblée constituante. Jefferson considérait qu'il ne fallait rien laisser à la vertu de l'homme qui puisse être garanti par un mécanisme constitutionnel. Que le gouvernement soit incarné dans un seul homme, monarque par exemple, ou investi dans une assemblée élue, tel un Congrès, la nature humaine est telle, pensait-il, que nous abuserons du pouvoir qui nous sera conféré, que nous essaierons de l'accaparer au maximum et que nous ne serons pas toujours sensibles aux besoins d'autrui, en particulier de ceux qui sont moins puissants. Les fondateurs en étaient donc arrivés à la conclusion qu'il fallait préférer à la monarchie de droit divin, porteuse des mêmes problèmes, la création d'un gouvernement doté de tant de mécanismes de protection de la liberté qu'il serait difficile à quiconque de se rendre coupable d'un abus de pouvoir.
L'autre hypothèse de base à laquelle j'attache une grande importance dans le développement de la Constitution des États-Unis, c'est la notion d'alliance. La plupart des Américains s'y sont familiarisés en lisant la Bible ; ils se rappellent l'alliance que Dieu a conclue avec Moïse et les promesses faites aux Israéliens qui respecteraient ses Dix Commandements ; ou encore les promesses faites par Jésus. Dans toutes ces alliances, Dieu conclut en quelque sorte un marché avec l'homme, lui garantissant certains avantages moyennant certains coûts. Si Dieu lui-même consent à l'imposition de certaines limites, il devient difficile de défendre l'idée d'un monarque de droit divin. On retrouve aussi cette logique dans la Constitution.
Question - Telle qu'elle existe aux États-Unis, la religion n'est ni monolithique ni homogène, que l'on considère les diverses religions les unes par rapport aux autres ou même les diverses confessions au sein d'une religion donnée. Que se passe-t-il lorsque cette myriade de vues, de crédos, d'intérêts convergent tous en même temps sur le paysage politique ? Comment évite-t-on une guerre culturelle ?
M. Wald - L'une des grandes chances de la société américaine, c'est précisément la multitude des groupements religieux, parce qu'on pourrait dire que nous professons tous une religion minoritaire. Aux États-Unis, c'est l'Église catholique qui regroupe à elle seule le plus grand nombre de fidèles, mais d'après la plupart des sondages cela ne représente à peu près que vingt-cinq pour cent des adultes croyants. Vu sous cet angle, on peut dire que nous vivons tous dans un milieu où les religions foisonnent. C'est, à mon avis, ce qui a permis d'éviter ce que les théoriciens des jeux appellent les situations de somme zéro, contrairement à ce que l'on voit en Irlande du Nord, au Liban ou en Bosnie, pays dans lesquels s'opposent une religion majoritaire et une religion minoritaire.
D'une certaine façon, la diversité même de nos communautés religieuses fait que nous sommes tous membres d'une minorité à un moment ou à un autre et selon les questions considérées. Les groupes changent souvent de camp, selon l'intérêt qu'ils portent à telle ou telle question. Les catholiques américains - l'Eglise catholique, par exemple- sont résolument dans le camp des opposants à l'avortement, hostiles à toute mesure de libéralisation. Sur ce point, ils diffèrent considérablement de la communauté juive américaine ou de certains mouvements protestants de tendance libérale. Mais sur d'autres sujets, ce sont de véritables militants parce qu'ils ont un mandat très varié. Ainsi les catholiques changent-ils de camp ; les Juifs s'associent parfois aux évangéliques, mais parfois ils ne le font pas.
Question - En d'autres termes, la politique choisit parfois de drôles de compagnons. Ainsi verra-t-on les Juifs ultra-orthodoxes faire cause commune avec les évangéliques lorsque des valeurs traditionnelles sont en jeu, par exemple.
M. Wald - Absolument. On pourrait penser de prime abord qu'ils n'ont pas grand-chose en commun, mais sur certains points, comme par exemple la question des bons scolaires ou d'autres aspects du processus, ils trouvent un terrain d'entente. À cet égard, je peux dire que nous avons eu de la chance. Nous n'avons pas suivi le chemin de l'Irlande du Nord, parce chez nous la situation ne se résume pas à l'opposition des catholiques aux protestants, chaque camp affirmant avoir reçu de Dieu l'ordre de remporter la victoire. Dans le système américain, la diversité même des religions, tellement différentes les unes des autres, a probablement contribué à préserver un certain équilibre et empêché que l'une d'elles ne domine toutes les autres.
Sur le plan de la religion, d'ailleurs, la tendance est à l'expansion de la diversité. Depuis la modification des lois relatives à l'immigration, dans les années 1960, le nombre d'adhérents aux religions dites orientales ou asiatiques s'est considérablement accru. Voilà, selon moi, l'avenir de la religion aux États-Unis : on évolue vers l'accroissement de la diversité et des variations, même à l'intérieur d'une foi particulière.
Par exemple, un schisme semble se dessiner parmi les baptistes du Sud. On observe déjà deux tendances bien distinctes. Les Juifs américains se réclament de quatre ou cinq confessions ou traditions, si vous voulez utiliser ce terme. Il me semble donc que les différences vont s'accentuer. Dès lors, il est de moins en moins probable qu'une confession arrive à dominer toutes les autres.
Question - On parle beaucoup du succès avec lequel les groupes religieux de pression font valoir leur point de vue sur diverses questions. En quoi leurs activités diffèrent-elles de celles qu'entreprennent les syndicalistes, les écologistes, l'industrie pétrolière, etc. ?
M. Wald - Dans l'ensemble, les groupes religieux de pression et les groupes de défense des intérêts économiques ou du travail opèrent souvent de la même façon. Mais il existe aussi des différences entre eux. Par exemple, les groupes religieux lancent rarement des appels en faveur de contributions directes à leurs campagnes, contrairement à ce que font les comités d'action politique. En revanche, les groupes religieux de pression lancent des appels « à la base ». Ils encouragent leurs adhérents à faire connaître leurs points de vue aux élus. Ils organisent des manifestations et des campagnes d'information du public. De temps en temps, pour représenter leur point de vue, ils font appel à des professionnels. Comme on le voit, ils agissent beaucoup comme les groupes laïques de pression.
Cela dit, il me paraît important de comprendre qu'ils adoptent parfois un style qui leur est propre. Les groupes religieux de pression affirment souvent être motivés par l'esprit des prophètes ; autrement dit, ils essaient d'inculquer quelques notions de leur tradition religieuse aux élus. Ce faisant, ils utilisent une monnaie très particulière -une monnaie spirituelle, par opposition à une monnaie financière. Cela signifie parfois qu'ils ont moins de chance d'obtenir gain de cause, mais ce sont des préoccupations beaucoup plus générales qui retiennent leur attention. On peut dire que, parfois, ils ne suivent pas les sentiers battus.
De temps en temps, leur action peut revêtir une forme très déplaisante. Il n'est pas exclu que les groupes religieux de pression affirment tout net :« Quiconque ne nous soutient pas sur ce point fait obstruction à la volonté de Dieu. » Parfois, ils n'hésitent pas à associer un programme particulier à un mandat divin. La plupart des traditions religieuses que je connais considèrent cela comme un blasphème, parce que cela revient à établir un lien entre un impératif religieux ou un mandat divin et un programme d'action politique, et selon moi ce n'est pas là l'objectif de la religion ; au contraire, cela le dénature.
Question - Faut-il y voir l'origine de la tension associée aux activités de la droite radicale ? A-t-on l'impression qu'elles franchissent les bornes de l'expression religieuse ?
M. Wald - À mon avis, il faut revenir au début des années 1980, lorsque ces groupes ont commencé à faire sentir leur présence politique à Washington. Je pense notamment à la « Majorité morale » et à la « Table ronde religieuse ». Ils étaient chargés en particulier de mettre ce style en pratique pour faire pression sur les législateurs, en allant les voir dans leur bureau et en affirmant que l'adoption d'un texte de loi ou d'un autre, sur l'équilibre du budget ou contre l'avortement par exemple, répondait à la volonté de Dieu. Dans la pratique, leur méthode se révélait particulièrement inefficace, parce que les législateurs - et l'opinion publique américaine - n'apprécient pas de voir que leur tradition sacrée est nécessairement incarnée dans un plan politique quelconque.
Ce qui m'encourage, c'est de constater que ces groupes religieux conservateurs ont tiré certaines leçons des échecs qu'ils ont essuyés au début des années 1990. Si vous comparez, disons, la Coalition chrétiene à la Majorité morale - son prédécesseur spirituel, en quelque sorte-, vous verrez qu'elle procède de manière plus subtile et plus délicate. Parmi les groupes conservateurs, la tendance n'est plus à dire qu'il y va de la volonté de Dieu ; il s'agit au contraire de tenter humblement d'expliquer les principes de notre tradition tels qu'ils s'appliquent à la question ou à la politique à l'étude. De même, on entend beaucoup plus parler de la liberté religieuse des élèves que de la prière à l'école.
Cette évolution tient en partie à des considérations stratégiques. Il ne fait aucun doute que Ralph Reed, qui dirige la Coalition chrétienne, est beaucoup plus fin politiquement parlant que ne l'était Jerry Falwell, ou bon nombre de gens qui travaillaient pour la Majorité morale. Mais cela montre aussi que les groupes conservateurs ont su tirer des leçons du passé. Certaines personnes ont été remises à l'ordre par leurs chefs ecclésiastiques, et même aussi par leurs paroissiens. Elles commencent donc à comprendre la nécessité d'agir avec modération lorsqu'elles lient leurs préférences pour telle ou telle action des pouvoirs publics à leurs propres vues religieuses.
Dans la synagogue à laquelle j'appartiens, nous récitons le samedi matin une prière pour les États-Unis dans laquelle nous demandons à Dieu de faire comprendre aux législateurs et aux autres responsables publics les principes de la Torah. Nous ne leur demandons pas de se convertir et nous ne disons pas non plus qu'il existe des politiques particulières conformes à notre tradition, alors que d'autres ne le sont pas. Nous disons que notre tradition contient des enseignements sur la justice, l'équité, la raison, dont il faudrait bien tenir compte dans l'équation politique. Il me semble que la plupart des Américains acceptent à ce niveau-là la présence de la religion dans la vie politique.
Question - En fait, le succès de cette droite somme toute plus évoluée est une réaffirmation de la manière dont les Américains modérés perçoivent le processus politique dans son intégralité ?
M. Wald - Oui, je crois que c'est tout à fait cela.
Question - J'ai l'impression qu'on nourrit à l'étranger des idées fausses sur ce qui arrive aux États-Unis lorsque des intérêts religieux tentent d'influencer la politique nationale ou les mesures prises par les pouvoirs publics au nom de l'intérêt national.
M. Wald - Je partage votre impression. Lorsque j'ai fait des conférences à l'étranger, j'ai eu l'occasion de constater qu'il y avait deux grandes idées fausses sur la religion dans la politique américaine. La première, c'est le sentiment que les Américains ne sont pas religieux et que la séparation de l'Église et de l'État prévue par la Constitution reflète leur hostilité à la religion. J'ai déjà expliqué que cela ne me paraissait pas être le cas - et qu'au contraire beaucoup de gens attribuent à l'absence d'une religion d'État la vigueur du sentiment religieux. De fait, la religion est une institution et un facteur beaucoup plus dynamiques aux États-Unis que dans pratiquement toutes les sociétés où l'État en sanctionne une en particulier. On pourrait sans doute y trouver des explications intéressantes dans la philosophie de l'économie de marché. Cela dit, cette idée fausse est profondément ancrée dans les esprits. Mais les faits la démentent.
La deuxième incompréhension, c'est qu'on pense que les groupes religieux de pression dominent entièrement certains dossiers de politique, et c'est le rôle de la communauté juive américaine vis-à-vis d'Israël qui revient le plus souvent sur le tapis. C'est intéressant à deux égards. D'une part, c'est probablement le domaine par excellence dans lequel les circonstances favorisent effectivement l'intervention d'un groupe de pression. Les juifs américains s'y intéressent pour tout un ensemble de raisons. Pour nombre d'entre eux, leur identité est intimement liée à l'existence de l'État d'Israël. Dans bien des cas, il y a va de leur survie et de leur sécurité en tant que juifs. D'autre part, c'est un domaine auquel aucun autre groupe de pression ne s'est intéressé, du moins jusqu'à une date récente. S'il y a donc un dossier sur lequel un groupe religieux doit faire sentir son influence, cela doit être en toute logique celui du Proche-Orient et c'est l'attention des juifs américains qu'il doit retenir.
Mais à la vérité, l'examen des faits donne à penser que les victoires remportées par les juifs américains - et elles sont importantes à certains égards - s'expliquent en grande partie par le fait que le président lui-même considère la ligne d'action soutenue par la communauté juive comme étant dans l'intérêt national des États-Unis. Lorsqu'ils se sont opposés au gouvernement - et c'était vrai déjà dans les années 1950 -, les juifs américains n'ont pas souvent vu leurs démarches aboutir. Par exemple, ils n'ont pas réussi à bloquer la vente des avions AWACS du temps du gouvernement Reagan ni à persuader George Bush de lever le gel des garanties de prêts à l'État d'Israël. Si Bill Clinton décide un jour qu'Israël poursuit trop mollement l'objectif de la paix au Proche-Orient, j'ai bien l'impression que la communauté juive aurait grand mal à l'empêcher d'intensifier les pressions sur l'État d'Israël. Tant que le président est de leur côté, les groupes de pression arrivent à leurs fins. Mais s'il n'est pas son allié, la communauté juive n'arrive généralement pas à imposer sa volonté.
Question - Parallèlement à la tolérance religieuse, l'intolérance se manifeste au fil des ans. Du point de vue social et politique, est-ce un phénomène que l'on peut atténuer, voire bloquer, et si oui, comment ?
M. Wald - Les faits me portent à croire que la tolérance religieuse, au niveau des masses, gagne en réalité du terrain aux États-Unis. L'antisémitisme et l'anticatholicisme flagrants relèvent maintenant de mouvements indiscutablement marginaux. De nos jours, on constate que les Américains sont beaucoup plus disposés que jamais à voter pour des candidats appartenant à des groupes religieux minoritaires. De ce point de vue, l'atténuation des préjugés me paraît encourageante ; les préjugés flagrants sont moins acceptables ; et la profession d'une foi minoritaire n'est plus un obstacle à la réussite.
Ce qui m'inquiète, en revanche, c'est l'intensification des actes de violence perpétrés par des marginaux et inspirés par des motivations religieuses. Je pense notamment aux extrémistes des mouvements contre l'avortement, qui n'hésitent pas à commettre des attentats à la bombe dans les dispensaires et à tuer froidement le personnel de ces établissements. Je pourrais aussi citer le cas des éléments extrémistes de certains mouvements de miliciens, principalement dans les États de l'Ouest, où le mouvement dit de l'Identité chrétienne a inspiré des meurtres et des assassinats. Bonne nouvelle, donc, en ce qui concerne le courant principal de la population, mais inquiétude à la marge.
Les faits donnent à penser qu'il faut engager une action à double niveau pour contrer ce type de violence. D'abord, et c'est important, il faut appliquer la loi dans toute sa rigueur, prendre ces menaces au sérieux et y répondre comme il se doit. Ensuite, et c'est peut-être encore plus important, il faut que les collectivités elles-mêmes aient le courage de s'exprimer. Ce qui s'est passé à Billings, dans le Montana, est très encourageant. Face aux actes de vandalisme antisémites qui avaient été commis, les membres du conseil municipal ont décidé que, puisque les vandales s'en prenaient aux maisons ornées d'une ménora (chandelier et objet du culte hébraïque), tous les habitants de Billings en placeraient une sur le rebord de leurs fenêtres. Toute collectivité qui manifeste clairement son refus de tolérer ce genre de comportement envoie un message puissant.
Question - Même s'il n'y a rien de neuf en ce qui concerne le lien entre la religion et la politique aux États-Unis, existe-t-il quelques zones d'ombre qui apparaissent ici ou là et qui pourraient avoir de l'importance d'une façon ou d'une autre dans les années à venir ?
M. Wald - Il me semble que deux changements vraiment intéressants se sont manifestés ces dix ou quinze dernières années. Le premier tient à l'essor politique des chrétiens « évangéliques ». Ils forment une communauté qui pourrait bien regrouper jusqu'à vingt-cinq pour cent de la population et qui ne se faisait pas entendre, politiquement parlant, jusqu'à présent. Depuis 1980, ils affirment leur présence politique de façon relativement spectaculaire. Il n'y a pas toujours de quoi être fiers des résultats, et les Evangéliques en ont certainement tiré des leçons, mais dans l'ensemble il faut admettre que ces gens autrefois marginaux sur le plan politique ont acquis une certaine maturité.
L'autre transformation à laquelle je pense s'est faite beaucoup plus tranquillement, mais elle est tout aussi intéressante. C'est l'évolution du rôle des catholiques américains. Il fut un temps où les catholiques ne s'engageaient politiquement que lorsque des intérêts catholiques étaient directement en jeu. Par exemple, la question du financement des écoles libres par l'État ou les cas d'anti-catholicisme flagrant les incitaient à se manifester dans l'arène politique.
Or il est clair que les catholiques occupent maintenant une place centrale sur l'échiquier politique, et ils y sont parvenus par des moyens intéressants et pas toujours systématiques. La plupart des Américains associent l'Église catholique à la lutte contre l'avortement et au soutien fondamental du mouvement « pour la vie », mais l'Église catholique prend aussi résolument fait et cause pour les Américains désavantagés. Cette évolution reflète en partie la progression du nombre de pratiquants originaires d'Amérique latine et le renouement avec la classe ouvrière. Elle découle aussi en partie des répercussions de toute la série de réformes de Vatican II.
Question - Dans votre livre, vous soutenez que l'imbrication de la religion et de la politique a eu, en dernier ressort, des effets à la fois bénéfiques et nuisibles. Pouvez-vous résumer votre point de vue sur la question ?
M. Wald - Toute personne objective doit admettre que la religion a su à l'occasion élever notre vie politique et nous pousser à agir de notre mieux. Le mouvement en faveur des droits civils, dans les années 1950 et 1960, marque peut-être le faîte de la participation religieuse très constructive au système politique.
Mais toute personne objective doit aussi admettre que la religion est responsable d'une partie des excès. C'est un peu comme si la religion donnait carte blanche à la sauvagerie lorsque les gens en font un cocktail avec la politique. Il y a des événements qui inspirent de la honte à beaucoup d'entre nous : les attentats à la bombe dans les dispensaires où sont pratiqués des avortements et la violence dans le mouvement des miliciens en sont deux exemples récents.
Pour ma part, je considère que le rapport entre la religion et la politique a soit du bon, soit du mauvais, suivant la manière dont les individus transposent leurs valeurs religieuses dans la vie politique. S'ils sont persuadés d'avoir réponse à tout et que la solution consiste à subordonner notre système politique à nos traditions religieuses, il faut s'attendre à des problèmes.
Nos traditions religieuses sont subtiles ; pour les appliquer au domaine politique, il faut faire preuve d'une certaine humilité en étant conscients du fait que nous pouvons à peine discerner les conséquences de notre foi religieuse dans les affaires temporelles. Lorsque les gens comprennent la nécessité de l'humilité et de la tolérance, ainsi que la nécessité de parler une langue comprise de tous lorsqu'ils s'expriment sur la place publique, leur impulsion religieuse ne peut qu'avoir du bon.
J'ai beaucoup appris au contact de gens dont je ne partage pas les idées politiques, une fois qu'ils m'ont expliqué le fondement religieux de leurs préférences vis-à-vis de l'action des pouvoirs publiques. Je ne fais guère attention à ceux qui me crient dessus, qui affirment être les seuls à ne pas être dans l'erreur, que Dieu s'est prononcé sur telle ou telle question, et je ne pense pas que notre vie politique en sorte grandie. Selon moi, tout dépend de l'esprit dans lequel on associe la religion aux affaires temporelles.
Question - Et de la façon de présenter le lien entre elles.
M. Wald - Tout à fait.