Isabel Sawhill et Daniel McMurrer
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La société américaine a accompli des progrès notables vers la réalisation d'un idéal perçu comme étant fondé sur une égalité des chances qui récompense l'aptitude et l'effort. Cette évolution se heurte cependant à certains problèmes tenaces ainsi qu'à de nouvelles formes d'inégalité. Dans le présent article, deux représentants de l'« Urban Institute », prestigieux groupe de réflexion sans affiliation politique partisane et sans but lucratif, cherchent à faire la part des choses entre ces facteurs de mécontentement et les progrès accomplis.
En 1931, lorsque l'historien James Truslow Adams a inventé l'expression « le Rêve américain », il a saisi un trait typiquement américain : la foi en une société en même temps ouverte et dynamique, fondée sur l'attachement aux chances offertes à chacun et sur l'aspiration à une vie meilleure pour chaque génération. Dans le vocabulaire américain, comme l'a noté Frank Luntz, cette foi dans le progrès « n'est pas simplement la chance d'une ascension rapide dans la société ; elle est étroitement liée à notre attachement à la notion de méritocratie. Les Américains sont plus enclins que les habitants de toute autre démocratie à croire que la réussite est liée aux dons personnels, aux efforts et aux réalisations plutôt qu'à la classe sociale à laquelle on appartient à la naissance. »
D'aucuns pensent que le rêve américain est aujourd'hui ébranlé. Nombre d'Américains se plaignent que le dur labeur et le respect des règles ne sont plus la garantie d'ascension sociale qui attira naguère des millions d'immigrants vers nos rivages. Et nombreux sont ceux qui craignent que la génération de leurs enfants ne connaisse pas la réussite économique et sociale qu'ils ont eux-mêmes connue.
L'ironie tient à ce que ces plaintes s'expriment à une époque de prospérité sans parallèle et dans le sillage d'un formidable accroissement des chances pour quantité de groupes auparavant exclus. En quoi les choses se sont-elles gâtées ? Les chances ont-elles vraiment diminué aux États-Unis ? Ou nos attentes vont-elles simplement au-delà de ce que nous pouvons accomplir ? Dans le présent article, nous cherchons à apporter des réponses à ces questions, en nous plaçant dans une perspective historique.
Le credo américain : la foi en l'égalité des chances
La plupart des démocraties d'Europe occidentale ont souscrit à des principes plus égalitaires que ceux qui se sont imposés aux États-Unis. La société américaine a, pour sa part, penché davantage pour l'égalité des chances pour tous que pour l'égalité des résultats. Alexis de Tocqueville avait déjà décrit cette attitude dans les années 1830. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'elle n'a fait que s'amplifier avec le temps. Malgré une fiscalité progressive et un ensemble de programmes sociaux fondés sur le principe de la redistribution, qui tendent à aplanir les disparités criantes, ces interventions jouent généralement un rôle plus modeste que dans la plupart des autres nations industrialisées.
Obéissant à une volonté d'appliquer un processus équitable au jeu de la concurrence plutôt qu'à un souci d'infléchir la répartition des bienfaits, l'action des pouvoirs publics aux États-Unis vise deux objectifs :
- Créer une situation d'équité où tous aient la même possibilité de chercher à profiter des bienfaits de l'économie de marché, indépendamment de leur race, de leur sexe, de leur nationalité ou de leur religion.
- Dans ce contexte, doter chacun des moyens nécessaires au succès, en élargissant l'accès à l'éducation.
Ce qui a été accompli
L'histoire des États-Unis apparaît en grande partie comme la poursuite difficile de ces deux objectifs, et par conséquent comme une évolution vers un comportement idéologique. Benjamin Barber l'a exprimé ainsi : « Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans l'histoire des États-Unis, (...) c'est de voir comment les choses se sont passées à chaque moment crucial (...) pour saisir les aspirations des exclus et élargir les limites du pouvoir et de la richesse. »
La lutte n'est pas terminée et les objectifs ne sont pas pleinement atteints. Néanmoins, les progrès ont été extraordinaires. Des barrières juridiques ont été abattues et les comportements se sont modifiés. Il y a à peine cent cinquante ans, presque tous les Afro-Américains étaient des esclaves ; les femmes étaient en grande partie exclues de l'enseignement supérieur et des professions libérales ; les immigrants irlandais et allemands arrivés en masse étaient relégués au bas de l'échelle économique. Aujourd'hui, pour un même niveau d'instruction, les Noirs ont presque le même revenu que les Blancs, et le pourcentage de jeunes adultes qui vont au bout de leurs études secondaires est le même pour les Noirs et les Blancs. Les femmes sont aussi instruites que les hommes ; elles accèdent aux mêmes postes et à des niveaux de rémunération équivalents, et peuvent faire remporter une élection nationale à un candidat, même s'il ne dispose pas de la majorité chez les hommes. Nombre de personnes arrivées avec de précédentes vagues d'immigrants ont atteint des niveaux de réussite qui dépassent souvent ceux d'Américains de naissance.
Les efforts consacrés à accorder des droits à des groupes jusque-là exclus se sont accompagnés d'une expansion continue des possibilités d'étudier. Le système d'éducation en tant que moyen d'ouvrir de nouveaux horizons a supplanté peu à peu d'autres formes d'opportunité. Au XIXe siècle, les vastes étendues de terres inexplorées étaient l'un des principaux moyens par lesquels la nation tenait sa promesse d'une chance d'avancement pour tous, ce qui a fait dire à Frederick Jackson Turner que le mot « Ouest » était « synonyme de débouché ». Mais déjà à l'époque, l'école communale était perçue comme une grande source d'égalisation des chances et d'ascension dans la société.
Avec la fin de la conquête de l'Ouest, à l'aube du XXe siècle, les Américains ont commencé à voir dans l'éducation la principale source de progrès social. En 1940, James Bryant Conant, président de l'Université Harvard, a appelé l'école publique « le puissant moteur qui allait permettre de donner sa chance à chaque génération de tenir la promesse que représentait naguère la frontière. » L'éducation a connu un essor spectaculaire. Entre 1900 et 1975, le taux d'inscription dans les établissements secondaires est passé de 10 % à plus de 90% des jeunes âgés de 14 à 17ans. Dans le même temps, le pourcentage de jeunes obtenant leur diplôme de fin d'études secondaires est passé de 7% à 73%. Les taux d'inscription à l'université et d'obtention d'une licence ont également enregistré une progression sensible.
À l'époque actuelle, où la technologie joue un rôle crucial dans toutes les industries, la demande de travailleurs ayant un haut niveau d'instruction a encore augmenté. Parallèlement à cette progression, le surcroît de rémunération qu'engendre un diplôme d'études supérieures a lui aussi augmenté. En 1972, les titulaires d'une licence percevaient déjà, en moyenne, 38% de plus que ceux qui n'avaient qu'un diplôme de fin d'études secondaires. En 1993, l'écart était passé à 57%.
L'ampleur des dépenses publiques consacrées à l'éducation témoigne de l'importance primordiale que les États-Unis attachent à ce secteur. Alors que les États-Unis dépensent relativement moins en prestations sociales directes, ils dépensent plus pour l'éducation de chaque élève que presque tous les pays industrialisés. Par exemple, au titre de l'année scolaire 1990-1991, le pourcentage du produit intérieur brut consacré à l'éducation publique (4,9%) a été supérieur à celui de tous les autres pays du G-7 à l'exception du Canada. Pourtant, la plupart des Américains souhaitent que leur gouvernement dépense encore davantage pour l'éducation. Les Américains se placent également au premier rang mondial pour le pourcentage de citoyens qui font des études supérieures, et ils restent plus enclins que les habitants des autres pays à favoriser un nouvel accroissement des possibilités offertes par l'enseignement supérieur.
Les insuffisances de la méritocratie
Une société fondée sur l'égalité des chances récompense l'aptitude et l'effort : c'est la définition même du terme méritocratie. Tout au long de leur histoire, la notion d'égalité des chances a été si grossièrement bafouée aux États-Unis par les différents traitements accordés à divers groupes de population que le pays a consacré une large partie de son énergie à tenter de redresser ces injustices. Certains se sont demandé à quoi ressemblerait la société si elle accédait véritablement à l'égalité des chances. S'il est vrai que nous n'en sommes pas là, nous avons suffisamment progressé pour nous rendre compte qu'une société fondée sur des principes méritocratiques n'est pas sans inconvénients. À mesure que la discrimination et l'analphabétisme s'estompaient, d'autres facteurs - certains masqués de longue date et d'autres plus récents - sont apparus et contribuent aujourd'hui de plus en plus à façonner la répartition des chances.
Persistance des inégalités
L'élimination progressive de la discrimination ne s'est pas accompagnée automatiquement d'une atténuation des inégalités ; elle n'a fait que créer de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants dans la course au succès. Nombreux sont ceux qui ont pu espérer que l'égalité réelle des chances modifierait la répartition des revenus - espoir qui, avec le recul, s'est révélé vain. Le fait de modifier les règles du jeu de la course à la richesse et à une place dans la société n'a en rien modifié la structure de l'économie de marché et les récompenses qui en découlent. Le degré d'inégalité n'a pas varié, même si des changements sont apparus dans la liste de ceux qui accèdent à tel ou tel rang dans la répartition des revenus.
Les retombées psychologiques
Lorsque s'élargit l'accès à l'éducation et à l'emploi, ceux qui ne réussissent pas ne peuvent plus mettre leur échec au compte de tel ou tel facteur extérieur. Plus la société se rapproche de l'égalité des chances, plus il va devenir nécessaire - à la société dans son ensemble comme aux individus - de faire face aux conséquences de l'échec personnel.
Les effets sur la famille
L'égalisation des chances a affranchi les femmes des tâches purement ménagères. Cette profonde transformation et la croissance de l'État providence ont sapé les bases économiques du mariage. À mesure que les possibilités d'emploi se sont multipliées pour les femmes, leur dépendance à l'égard des revenus de leur mari et de l'institution du mariage s'est amenuisée. Cela s'est traduit par une augmentation du nombre des divorces, et les enfants nés hors mariage sont devenus de plus en plus nombreux - deux tendances qui sont au moins en partie à l'origine de l'accroissement spectaculaire du nombre de familles monoparentales. Depuis 1950, le nombre des enfants vivant dans des familles monoparentales est passé de 7% à 27%. Ce phénomène a eu lui-même de profondes répercussions sur la répartition des revenus et sur les perspectives d'avenir des enfants.
Le nouveau contexte économique
Enfin, deux changements économiques survenus au cours des deux dernières décennies - le ralentissement de la croissance et certains changements structurels qui n'ont fait qu'accroître la valeur accordée à l'éducation - menacent le rêve américain. Tant que les États-Unis avaient la chance de jouir d'une croissance économique rapide, à n'importe quel niveau de l'échelle économique, on pouvait raisonnablement espérer un sort meilleur pour ses enfants. Avec le ralentissement de la croissance observé depuis le début des années soixante-dix, la compétition ressemble de plus en plus à un jeu où l'on ne peut gagner qu'aux dépens de quelqu'un d'autre. Dans ce contexte, où la croissance économique ne suffit plus pour offrir à chacun une chance immédiate d'améliorer ses conditions de vie, les caractéristiques de la notion de progrès social prennent plus d'importance, et les problèmes d'équité se font plus visibles.
Cette conclusion se trouve encore renforcée si l'on considère que le taux de croissance que nous avons connu aux débuts de notre histoire était lié à des conditions uniques - un accès illimité à la terre et aux autres ressources naturelles au XIXe siècle, et un marché mondial inépuisable pour nos produits au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il serait bon que nous puissions améliorer nos possibilités économiques en remontant notre taux de croissance à ses niveaux d'antan, mais personne n'a encore trouvé de formule miracle pour y parvenir.
Non seulement la croissance économique s'est ralentie, mais ses bienfaits ne profitent à présent presque exclusivement qu'à ceux qui atteignent les plus hauts niveaux d'éducation. Le simple fait d'être un employé loyal et travailleur n'est plus une garantie que le rêve américain devienne réalité. Pour importants qu'aient été les progrès réalisés dans l'expansion des possibilités d'accès à l'éducation, ils n'ont pas rattrapé le rythme de la demande. Dans ce nouveau contexte, le sort des personnes sans qualifications et des moins avancés reste une préoccupation difficile à concilier avec la nouvelle idéologie.
Que réserve l'avenir ?
Les États-Unis ne sont peut-être pas une vraie méritocratie. Les notions de classe sociale et de race continuent de compter. Pourtant, face aux progrès réalisés, beaucoup se demandent pourquoi, en tant que société, nous ne regardons pas l'avenir avec plus d'optimisme. La persistance des inégalités, la perte des raisons extérieures d'échec, le déclin de la valeur du mariage et de la famille, et le nouvel environnement économique ont contribué, selon nous, à alimenter les mécontentements actuels. Il est très possible qu'après avoir connu la guerre froide, et être entrés dans l'ère postindustrielle, nous nous trouvions à l'aube d'une ère nouvelle où les bienfaits de la croissance économique et des marchés mondiaux ne soient pas largement partagés, et que nous devions trouver de nouvelles réponses à la notion de responsabilité sociale. En considérant l'avenir, nous ne devons pas, cependant, perdre de vue l'ampleur des progrès que nous avons déjà accomplis.
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Isabel Sawhill et Daniel McMurrer sont
chargés de recherche à l'«Urban
Institute».
Reproduction autorisée par l'«Urban
Institute».