Dans le présent article, Mme Shalala donne un aperçu des principales dispositions de la loi de 1996 sur la réforme de l'aide sociale, et souligne que la coopération entre le secteur public et le secteur privé est essentielle à la réussite de cette réforme.

Dans son livre Guerre et Paix, Tolstoï fait remarquer que Napoléon avait beau se persuader qu'il pouvait infléchir le cours des événements, finalement c'étaient les événements qui s'imposaient à lui.

Il ressort de cette observation qu'aucune politique ne peut prédire ou changer complètement le comportement des individus. Cette leçon d'humilité s'impose particulièrement aux responsables qui tentent de mettre en place une réforme de l'aide sociale.

La recherche joue un rôle important, voire décisif, dans de nombreux débats de politique générale. Le gouvernement des États-Unis a interdit le DDT (pesticide dont l'emploi était très courant) après que des chercheurs eurent montré qu'il s'agissait d'un carcinogène. En 1964, le directeur fédéral de la santé publique a signalé que le tabac avait un rapport avec le cancer du poumon, ce qui a permis par la suite d'exiger que les paquets de cigarettes portent une mention mettant en garde contre les dangers du tabac. En 1996, le ministère de la santé et des services sociaux a rendu public un rapport dans lequel le directeur fédéral de la santé publique expose les avantages des exercices physiques réguliers et modérés, en se fondant sur les résultats des travaux de recherche des vingt dernières années. Enfin, la recherche dans le domaine des sciences sociales nous aide à élaborer notre politique en matière de vaccination, de lutte contre le cancer du sein, de régime alimentaire, de lutte contre la toxicomanie en général et contre l'usage du tabac chez les jeunes, ainsi qu'en ce qui concerne la réforme de l'assurance-maladie.

Toutefois, lorsqu'il s'agit de l'aide sociale, la recherche joue un rôle moins important, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, la recherche dans le domaine des sciences sociales n'a pas souvent de rapport direct avec la législation en vigueur et ne peut donc pas toujours répondre aux questions qui découlent des dossiers envisagés par les responsables. Deuxièmement, les responsables ont parfois besoin de connaissances sur le comportement des individus plus rapidement que la recherche ne peut en donner. Troisièmement, lorsque la recherche relative au comportement des individus est fragmentaire et contradictoire, comme c'est le cas pour certaines questions ayant trait à l'aide sociale, les responsables ne peuvent souvent qu'avoir confiance dans leur jugement.

Par exemple, des études ont donné lieu à des résultats différents pour ce qui est des effets de l'aide sociale sur le taux de naissance hors mariage. Certaines études laissent entendre qu'il existe une corrélation entre le montant de l'aide sociale et l'accroissement du nombre des femmes blanches qui ont des enfants en dehors du mariage, alors que la plupart des études montrent qu'il n'y en a aucune. Lorsque les résultats de la recherche sont incertains, susceptibles d'être interprétés de diverses façons ou encore en opposition avec d'autres résultats, les responsables doivent se fonder sur leur jugement, leur expérience, leur échelle de valeurs et leur formation pour prendre des décisions.

S'ensuit-il que toute recherche dans le domaine des sciences sociales n'offre aucune idée utile sur les moyens d'inciter les assistés à trouver du travail ? Certainement pas.

En conseillant le président Clinton et moi-même avant l'adoption de la loi sur l'aide sociale, des universitaires éminents spécialisés dans ce domaine, dont Mme Mary Jo Bane et M. David Ellwood, qui ont assuré conjointement la présidence du groupe de travail sur la réforme de l'aide sociale, se sont fondés sur les récents travaux de recherche relatifs aux tendances de l'économie et de la population active, ainsi que sur ceux ayant trait au comportement des assistés sociaux. Ces travaux ont permis de mieux comprendre de nombreuses questions importantes, notamment : pourquoi certaines personnes demandent-elles une aide sociale ? pendant combien de temps reçoivent-elles cette aide ? pourquoi un aussi grand nombre d'entre elles ont-elles besoin d'une nouvelle aide après avoir cessé de la recevoir pendant un certain temps ?

Les réponses à ces questions sont importantes. Elles ne fournissent cependant pas tous les éléments nécessaires aux responsables, parce que la réforme de l'aide sociale consiste essentiellement à changer les conditions de notre régime d'aide sociale, que l'État fédéral a créé il y a plus de soixante ans, pour qu'il soit mieux adapté à la réalité et à l'échelle des valeurs du XXIe siècle. Nous sommes convaincus qu'il est nécessaire pour notre pays de récompenser le travail, c'est-à-dire de faire en sorte que le travail constitue un choix plus rationnel que l'obtention d'une aide sociale. Nous sommes aussi persuadés que les enfants ont besoin du soutien affectif et financier de leurs parents.

Ces réalités et ces valeurs devraient guider notre politique en matière d'aide sociale, car, comme l'a dit récemment le président Clinton : « Notre pays souhaite ardemment que les assistés sociaux trouvent un travail qui leur permette de subvenir aux besoins de leurs enfants et de vivre avec dignité. » Cette conviction selon laquelle il faut réduire la dépendance et renforcer la dignité est partagée maintenant par les deux grands partis politiques. En fait, M. Clinton a opposé son veto à deux propositions de loi relatives à l'aide sociale parce qu'elles étaient contraires à cette conviction.

Le Président estime que la nouvelle loi est différente et qu'elle prévoit des mesures énergiques visant à renforcer les principes de notre pays en ce qui concerne le travail, la famille et l'indépendance. Selon lui, cette loi nous donne la possibilité de « mettre fin à l'isolement terrible et presque physique d'un nombre immense de pauvres et de leurs enfants ». Contrairement aux deux propositions de loi précédentes, elle ne remplace pas le financement par l'État fédéral des bons alimentaires et des déjeuners scolaires par l'octroi de crédits aux divers États. Elle ne réduit pas considérablement les crédits affectés à la prévention des sévices subis par les enfants, au placement des enfants dans des familles d'accueil et à l'aide à l'adoption ; au contraire, elle confirme l'engagement de notre pays en faveur de ces services essentiels. Elle maintient l'assurance-maladie pour les enfants pauvres, les handicapés, les femmes enceintes et les personnes âgées. Elle prévoit des mesures strictes à l'égard des parents divorcés qui ne versent pas la pension alimentaire due à leurs enfants. Enfin, en vue de permettre aux parents isolés de travailler, la loi affecte 3,5 milliards de dollars supplémentaires aux services de garde des enfants.

En règle générale, la nouvelle loi remplace l'aide fédérale aux familles pauvres ayant des enfants à charge par des dotations aux États fédérés, lesquels sont tenus de maintenir leur niveau de dépense au titre de l'aide sociale à au moins quatre-vingt pour cent de ce qu'il était en 1994. En outre, aucun Américain ne pourra toucher des prestations sociales pendant plus de cinq ans durant toute sa vie. La loi autorise cependant les États fédérés à exempter de cette règle jusqu'à vingt pour cent des bénéficiaires de l'aide sociale en cas de difficultés exceptionnelles. Cependant, elle exige de tous les prestataires, à quelques rares exceptions, qu'ils travaillent lorsqu'ils ont touché des prestations sociales pendant deux ans. S'ils ne trouvent pas d'emploi, ils devront s'inscrire dans un programme de formation ou travailler au service de leur collectivité. Par ailleurs, les mères célibataires âgées de moins de dix-huit ans devront désormais vivre avec un adulte et aller à l'école afin d'avoir droit à l'aide sociale.

L'objectif de cette réforme doit toujours être de faire en sorte qu'un emploi soit plus attirant que l'aide sociale. Nous avions commencé à atteindre cet objectif bien avant que le président Clinton ne promulgue cette loi de réforme. Comment ? Premièrement, en faisant en sorte qu'aller au travail soit plus payant que de rester chez soi à toucher des prestations sociales. Nous avons obtenu ce résultat en adoptant des budgets qui augmentaient considérablement les crédits d'impôt dont pouvaient bénéficier quinze millions de familles pauvres. Nous avons en outre fait des investissements dans les domaines de l'éducation et de la formation professionnelle afin d'aider les citoyens à trouver des emplois et à les conserver. Nous avons également obtenu ce résultat en augmentant le salaire minimum, qui est maintenant de 5,15 dollars par heure, c'est-à-dire un salaire qui permet de vivre. Cela revient à une augmentation de mille huit cents dollars du salaire minimum annuel d'un ouvrier à plein temps. Enfin, nous avons également obtenu ce résultat en renforçant « Head Start » et d'autres programmes de protection de l'enfance, et en approuvant plusieurs projets-pilotes qu'avaient mis en œuvre certains États afin d'améliorer les soins médicaux dont peuvent bénéficier les pauvres.

Deuxièmement, en trois ans et demi, nous avons accordé à quarante-trois États un total de soixante-dix-huit dispenses leur permettant de prendre des mesures plus novatrices dans le domaine de la réforme de l'aide sociale. Grâce à ces projets, le travail et le sens de la responsabilité sont devenus les principes de vie de plus de soixante-quinze pour cent de tous les bénéficiaires de l'aide sociale. Nombre des dispenses que les gouverneurs ont demandées ont trait à la limitation de la durée des prestations, à la création de règlements stricts concernant l'emploi et au renforcement des soins médicaux aux enfants, ce qui indique clairement que les États fédérés souhaitent voir adopter une plus grande souplesse en la matière et que la réforme fait presque l'unanimité. En fait, de nombreux États ont organisé des débats publics et des séances parlementaires avant de demander des dispenses. Cela ne fait que renforcer la probabilité du succès de la réforme de l'aide sociale, parce que nous savons, grâce aux travaux de la « Manpower Demonstration Research Corporation », notamment, que les réformes sont plus efficaces lorsque les États fédérés participent à leur conception.

Lorsque le président Clinton a promulgué la loi de réforme de l'aide sociale, il a déclaré : « Ce n'est pas la fin de la réforme de l'aide sociale, ce n'est que le début. Et nous devons tous en assumer la responsabilité. » Du point de vue du gouvernement fédéral, cette responsabilité signifie qu'il faut modifier certains aspects du texte de loi qui n'ont rien à voir avec une réforme de l'aide sociale, ni avec le renforcement de la protection sociale des enfants. De ce point de vue, le Président a déjà identifié deux clauses qui doivent être revues : l'arrêt du versement de toute prestation sociale fédérale aux immigrants légaux et les coupes excessives au niveau des bons alimentaires, particulièrement dans le cas des familles ayant déjà des frais de logement. Ces problèmes sont importants, mais ils ne sont pas insurmontables. Le Président a promis d'aller au Congrès en 1997 et de les résoudre.

Mais tout ne peut pas se faire à Washington. Les habitudes qui ont été prises dans les bureaux locaux d'assistance sociale, et par tous ceux qui s'occupent des assistés sociaux, doivent également changer de façon radicale. Au lieu de s'occuper presque exclusivement de déterminer qui peut bénéficier de telle ou telle prestation, les responsables doivent donner aux prestataires les outils dont ils ont besoin afin d'opérer la transition vers le monde du travail. Le grand défi que devront relever les secteurs public et privé sera d'éliminer les obstacles qui empêchent les allocataires, qui manquent souvent d'éducation et d'expérience professionnelle, d'obtenir des emplois et de les conserver.

Si l'objectif primordial de la réforme de l'aide sociale est d'amener les gens à subvenir à leurs besoins, le second est l'emploi, et j'insiste là-dessus. Nous allons avoir besoin d'un extraordinaire engagement de nos entreprises, de nos administrations, de nos universités, de nos syndicats, de nos organismes sans but lucratif et de nos associations religieuses afin de former et d'embaucher ceux qui bénéficient à l'heure actuelle de l'aide sociale. Afin de faciliter les choses, le Président propose l'instauration d'un crédit d'impôt de cinquante pour cent sur les premiers dix mille dollars de salaire que des employeurs verseront à des individus dépendant de l'aide sociale depuis longtemps. L'employeur peut bénéficier de cet abattement fiscal pendant deux ans. Le Président a également proposé l'octroi de fonds publics aux municipalités afin d'aider les chefs d'entreprise à créer des emplois pour les chômeurs de longue durée.

Il est évident que les responsables politiques doivent suivre de près les effets de cette nouvelle loi et accepter de faire des changements s'ils n'obtiennent pas les résultats escomptés : plus les gens travaillent, plus les familles sont stables, plus les parents sont responsables et plus les enfants peuvent être élevés dans la dignité et dans l'espoir.

Nous aurons besoin d'une recherche de bonne qualité. Les spécialistes ont déjà estimé, en se fondant sur des études relatives à l'embauche par exemple, qu'il est difficile de modifier les comportements par le truchement de réformes modestes et progressives. Mais nous ne savons pas quel impact un changement fondamental peut avoir. Par exemple, quels avantages les jeunes enfants peuvent-ils tirer de voir leurs parents partir au travail tous les jours ? Dans quelle mesure les lois visant à inciter à rechercher un emploi seront-elles efficaces ? Les changements autorisés dans le cadre des dispenses accordées aux États seront-ils efficaces ? La clause exigeant le travail et l'étude des jeunes prestataires réduira-t-elle le nombre des grossesses chez les adolescentes ?

Les recherches dans le domaine des sciences sociales ne nous permettront pas de répondre complètement à toutes ces questions. Mais nous avons tous le devoir d'essayer d'y répondre ensemble. Parce qu'en fin de compte, nous devons nous concentrer sur ce qui fait l'unanimité : la meilleure protection que nous pouvons donner à nos enfants, ce sont des parents qui les désirent, qui les élèvent et qui les soutiennent. Nos démarches, tant dans le domaine public que privé, doivent toujours refléter ce consensus.

Lorsque le président Clinton a signé la loi de réforme de l'aide sociale, il a lancé un défi à tout le pays en déclarant :

« Tout Américain (...) qui a jamais critiqué notre structure d'aide sociale doit maintenant se dire qu'elle appartient au passé et se demander quelle est sa part de responsabilité dans l'amélioration de la situation. »

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Cet article fait désormais partie du domaine public. Il a été publié le 4 octobre 1996 dans The Chronicle of Higher Education.

La société américaine
Revues électroniques de l'USIA, volume 1, numéro 20, janvier 1997