James Notter et John McDonald
Institute for Multi-Track Diplomacy
La diplomatie officieuse, c'est-à-dire les contacts et les concours non gouvernementaux visant à régler les conflits, est un domaine en expansion qui peut non seulement soutenir l'action de la diplomatie officielle, mais aussi jouer par lui-même un rôle important, affirment les auteurs du présent. La prévention et le règlement des conflits exigent la participation d'agents de l'État et de représentants du secteur privé, disent-ils, car ce n'est que grâce à la collaboration de tous les secteurs de la société et de toutes les structures du pouvoir que des changements réels sont possibles.M. John McDonald est président et co-fondateur de l'Institute for Multi-Track Diplomacy (IMTD) de Washington ; M. James Notter est le directeur des programmes de cet institut. M. McDonald, qui a fait carrière pendant quarante ans dans la diplomatie, a été nommé ambassadeur à deux reprises par le président Carter, puis par le président Reagan, pour représenter les États-Unis à plusieurs conférences mondiales des Nations unies. Juriste, universitaire et spécialiste du développement, il a travaillé en Europe occidentale et au Proche-Orient. M. Notter, qui fait partie de l'IMTD depuis 1992, a participé principalement au programme à long terme de cet institut à Chypre.
En 1981, M. Joseph Montville inventa l'expression anglaise de track two diplomacy (seconde voie diplomatique ou diplomatie officieuse) pour désigner une vaste gamme de contacts et de concours officieux visant à régler les conflits, tant sur le plan international qu'à l'intérieur des États. M. Montville, qui faisait alors partie du service diplomatique américain, utilisait ce terme par opposition à la track one diplomacy (première voie diplomatique ou diplomatie officielle) qui désigne les initiatives diplomatiques officielles auxquelles on recourt pour régler les conflits.
À l'origine, cette expression désignait principalement le travail de spécialistes du règlement des conflits. Ces spécialistes réunissaient officieusement diverses personnes pour mettre au point avec elles des moyens imaginatifs de régler des conflits internationaux auxquels on s'efforçait simultanément de mettre fin (généralement sans succès) par la voie officielle.
En 1991, il était devenu apparent que la gamme d'initiatives officieuses susceptibles de faciliter le règlement des conflits internationaux était trop diverse et complexe pour être convenablement désignée par l'expression de track two diplomacy. Mme Louise Diamond inventa alors l'expression de multi-track diplomacy (diplomatie multiple) qui décrit les neuf éléments du système utilisé pour instaurer la paix à l'échelle internationale. Ce système comprend des spécialistes gouvernementaux et non gouvernementaux du règlement des conflits, mais il fait aussi appel à sept autres éléments : le monde des affaires, les particuliers, les milieux de la recherche et de l'enseignement, les adeptes de l'activisme, les milieux religieux, les associations philanthropique et les médias.
Au sein du groupe croissant de praticiens du règlement des conflits, chaque individu ou chaque organisme apporte sa contribution sur le plan de la méthodologie, des concepts ou de l'approche générale. En dépit de la diversité évidente des moyens utilisés, nous avons identifié trois catégories d'activités caractéristiques de la diplomatie officieuse. Ce sont les consultations, le dialogue et la formation.
Les consultations
Les consultations, qui sont peut-être la forme d'activité la plus courante de la diplomatie officieuse, rassemblent des personnes de groupes opposés qui s'emploient, à titre personnel, à faciliter la discussion, à susciter des idées nouvelles en vue de la solution de leurs problèmes. Quand ces participants officieux exercent une influence politique, ces idées ont des chances d'être incluses dans le processus officiel de règlement des conflits.
Les consultations revêtent souvent la forme d'ateliers qui réunissent officieusement les parties pour qu'elles procèdent ensemble à une analyse du conflit avec l'aide d'un groupe de spécialistes. De telles réunions ont souvent lieu sur un terrain neutre, dans un cadre retiré et confortable, en dehors des médias et sans présentation de notes d'information. Tous les entretiens sont confidentiels, ce qui permet aux participants d'étudier les idées présentées sans avoir à prendre d'engagements. Ceux-ci analysent les causes des conflits ainsi que les intérêts et les besoins qui sont à la base de la rigidité des positions des parties adverses.
De récentes consultations ont connu un succès réel, mais, dans les années soixante et soixante-dix, certaines initiatives novatrices s'étaient heurtées à des difficultés. Des consultations initiales avaient donné des résultats remarquables lors d'ateliers dans lesquels les participants avaient établi entre eux des rapports personnnels et avaient évolué, mais à leur retour dans leurs communautés respectives ces personnes furent mises au ban de la société et marginalisées pour s'être trop rapprochées de « l'ennemi ». Ces résultats ont nui, dans une certaine mesure, à la crédibilité des efforts de la diplomatie officieuse, dans ces cas précis comme sur le plan général.
Lors de consultations plus récentes, on a tenu compte de ce phénomène en incorporant dans leur programme des mesures conçues pour assurer le transfert à l'ensemble de la communauté des connaissances acquises par les participants. On aide ces derniers à préparer des projets qui leur permettent de mettre en pratique leurs connaissances et de poursuivre efficacement leur interaction avec les membres de l' « autre » communauté, quand ils rentrent chez eux. Quand il s'agit de conflit ethnique, cela peut signifier la formation de groupes composés de membres des deux ethnies rivales pour la réalisation de projets communs comme des expositions d'art ou des activités culturelles, ou encore l'étude de questions importantes comme la sécurité, le développement économique ou les droits de l'homme. Certains programmes de la diplomatie officieuse font participer des secteurs de la société comme le milieu enseignant ; les participants à ces ateliers peuvent, à leur retour au pays, former un comité multi-ethnique qui étudiera la façon dont les manuels scolaires dépeignent l'autre communauté. En donnant aux participants la possibilité d'appliquer ce qu'ils ont appris, on accroît considérablement l'efficacité des initiatives de la diplomatie officieuse.
Plusieurs bons exemples de projets de ce genre ont été mis en oeuvre par les Israéliens et par les Palestiniens. On a beaucoup parlé, notamment, du travail accompli officieusement par des universitaires israéliens et palestiniens sous l'égide du gouvernement norvégien à Oslo ; ce travail a été un élément crucial du processus qui a abouti à l'accord d'importance historique que le premier ministre israélien Yitzak Rabin et le chef de l'Organisation de libération de la Palestine, M. Yasser Arafat, ont signé en 1993, dans les jardins de la Maison-Blanche. De son côté, M. Herbert Kelman, de l'université Harvard, organise depuis 1971 une série d'ateliers avec des Israéliens et des Palestiniens. Bien que tous les participants assistent à ces ateliers à titre personnel, l'influence du travail qui y est accompli est illustrée par le fait que de nombreux négociateurs palestiniens et israéliens de l'accord d'Oslo avaient participé à certains d'entre eux.
Le dialogue
Dans le contexte de la diplomatie officieuse, le dialogue facilite la communication entre les parties à un conflit quand la communication a pour but non pas de convaincre ou de persuader, mais d'explorer la signification que les participants donnent à leur existence ou à des circonstances particulières. Les interlocuteurs cherchent à se comprendre mutuellement et, ce faisant, à trouver un lien ou un moyen de rapprocher les groupes adverses. C'est évidemment quand les communications officielles ont été rompues ou qu'elles sont dans une impasse que le dialogue est le plus efficace. Il peut également être indispensable pour établir la confiance entre des communautés ennemies, en particulier quand il est utilisé au niveau local.
Le Service d'information des États-Unis (USIS) a suscité un dialogue officieux entre Indiens et Pakistanais. Le Pakistan et l'Inde sont représentés par un nombre égal de participants au dialogue de Neemrana, qui est maintenant financé par la Fondation Ford. Des particuliers appartenant aux éléments divers de la diplomatie officieuse y participent, notamment d'anciens diplomates, des généraux et des représentants des milieux d'affaires et de l'enseignement. Ce dialogue est le premier de ce genre pour ces deux pays et il a lieu à une époque où la communication entre l'Inde et le Pakistan est difficile. Ces réunions bilatérales officieuses portent sur toute une série de questions litigieuses.
Le dialogue de Neemrana est complété par une série de séminaires itinérants organisés par les services de l'USIS en Inde et au Pakistan. Ces séminaires familiarisent des personnes issues de divers milieux avec le règlement des conflits. Souvent dirigés par des participants au dialogue de Neemrana, ils ont lieu en alternance en Inde et au Pakistan et mettent les participants en contact avec des personnes de l'autre pays et les encouragent à créer dans leurs villes ou au sein de leurs institutions des sections pour le règlement des conflits. L'Indian Peace Action and Analysis Network (réseau indien en faveur de la paix) est un groupe dont la formation est directement issue de ces séminaires itinérants.
Le dialogue peut être tout aussi utile au sein des communautés qu'entre elles. En Israël, un groupe de psychologues organise, depuis 1993, un dialogue entre des membres des partis politiques de gauche et de droite. Le récent virage politique à droite qui s'est produit en Israël a gravement compromis le processus de paix, si bien que les initiatives officieuses dans ce domaine sont importantes. Le dialogue est un outil particulièrement utile pour faire face à la diversité qui règne au sein des groupes.
La formation
La troisième catégorie d'intervention officieuse est la formation. Les spécialistes du règlement des conflits l'utilisent pour faire acquérir aux parties adverses les techniques auxquelles elles pourront recourir pour régler leur conflit. Ces techniques sont souvent applicables à de nombreuses situations allant des antagonismes personnels aux conflits nationaux ou ethniques profondément enracinés.
La formation peut mettre en jeu des éléments de toutes les couches de la société, du simple particulier aux personnalités politiques, bien qu'on y participe généralement à titre personnel. Les programmes typiques de formation mettent l'accent sur les techniques utilisées pour le règlement des conflits comme la communication, l'analyse des conflits, la réconciliation, la coopération et la négociation. À l'instar de la plupart des initiatives de la diplomatie officieuse, les programmes de formation sont conçus pour exploiter au maximum l'influence de la formation sur le processus de règlement des conflits, y compris au niveau officiel. Ces programmes sont particulièrement utiles pour amener la population locale à soutenir le règlement des conflits au sein de sociétés dans lesquelles les antagonismes sociaux ont des racines profondes.
La formation, le dialogue et les consultations peuvent être utilisés conjointement dans le cadre de toute intervention. Par exemple, bien des initiatives en matière de dialogue comprennent une formation aux techniques de la communication pour rendre le dialogue plus fructueux, et les programmes de formation utilisent souvent à la fois le dialogue et les procédés analytiques de solution des problèmes pour donner aux participants l'occasion de pratiquer les techniques qu'ils viennent d'acquérir.
L'Institute for Multi-Track Diplomacy (IMTD) participe à un programme de formation à Chypre depuis 1991. En liaison avec le NTL Institute d'Alexandria (Virginie) et le Conflict Management Group de Cambridge (Massachusetts), l'IMTD a formé le Consortium de Chypre dans le but de mettre à la disposition des Chypriotes grecs et turcs un vaste programme de formation. Depuis 1991, le Consortium de Chypre a formé plus de cinq cents Chypriotes turcs et grecs. Ce programme est financé conjointement par les American-Mideast Educational and Training Services (AMIDEAST) et par la Commission Fulbright pour Chypre, avec une contribution de l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).
Ces programmes comprennent des sessions de formation de trois jours consacrées à l'enseignement des techniques élémentaires de règlement des conflits, des sessions d'une semaine à l'intention de directeurs de projets des deux communautés ainsi qu'un programme en deux parties dans le cadre duquel les participants reçoivent une formation d'instructeur de façon à pouvoir assurer ensuite eux-mêmes cette formation de façon indépendante. Des programmes sont destinés à certaines catégories de la population comme les responsables politiques, les journalistes et le milieu enseignant. Cette méthode d'acquisition des techniques a beaucoup contribué au succès du programme de Chypre. Les Chypriotes grecs et turcs qui l'ont suivi dirigent maintenant un certain nombre de programmes de règlement des conflits, y compris plusieurs programmes de formation, auxquels participent des membres des deux communautés. Au total, les participants se chiffrent maintenant par milliers, et leur travail a été décrit dans l'île comme un mouvement social. Les participants ont pu constater l'influence de leur action tant sur le plan politique que dans les médias.
Le lien entre la diplomatie officielle et la diplomatie officieuse
La voie officieuse est toujours plus efficace quand on l'utilise en liaison avec tous les autres éléments, y compris la voie officielle.
Les praticiens de la diplomatie officieuse savent que le succès de leur action aide à créer un climat qui permettra aux diplomates officiels de se réunir autour de la table de négociation et de s'attaquer officiellement au règlement de leurs différends. Lorsqu'il s'agit de conflits aux racines profondes, la ratification officielle d'un traité de paix ne représente manifestement qu'un pas en direction d'une paix durable. Quand elle recourt à des approches multiples, la diplomatie officieuse non seulement soutient les efforts diplomatiques officiels, mais peut également jouer un rôle important par elle-même.
Les projets mis en oeuvre au niveau local facilitent l'établissement de la paix à partir de la base. De plus, alors que la voie diplomatique officielle est surtout utilisée en tant que moyen d'intervention en période de crise, les autres voies peuvent l'être à n'importe quel stade, notamment de façon préventive. Les rapports entre les diverses voies sont parfois délicats. Les personnes qui travaillent officieusement ne veulent pas faire l'objet de pressions quand elles envisagent une démarche à laquelle s'opposent les diplomates officiels. Le rejet d'un plan à volets multiples par les responsables de la diplomatie officielle risque souvent d'empêcher la réalisation d'un projet. En revanche, quand ce plan est accepté ou soutenu par eux, il peut constituer une aide dont ils ont grandement besoin.
Toutefois, les autorités officielles doivent être tenues au courant des activités officieuses. Les praticiens de la diplomatie officieuse doivent reconnaître que, pour être couronnées de succès, leurs initiatives doivent être coordonnées avec les milieux officiels. Après tout, ce sont les États qui sont responsables de la négociation, de la signature et de la ratification des traités et autres documents officiels dont on peut avoir besoin pour mener à bien les initiatives officieuses.
Par exemple, dans le programme de formation mise en oeuvre à Chypre, qui s'échelonne sur plusieurs années, le Consortium était en contact avec des responsables chypriotes grecs et turcs quand il a élaboré et mis en oeuvre ce programme. Il reste en contact étroit avec des représentants du département d'État américain, à Washington comme à Chypre, ainsi qu'avec des représentants des diverses institutions des Nations unies qui ont des activités à Chypre. Ces contacts et ces relations ont beaucoup facilité l'application du programme. Les représentants officiels des États-Unis et de l'ONU, qui sont tenus régulièrement au courant des objectifs et des progrès du projet, continuent à le soutenir indirectement en organisant des réceptions ou des cours de formation et en mettant des installations à la disposition du Consortium pour son programme de formation.
Un autre excellent exemple de coopération entre les praticiens de la diplomatie officielle et ceux de la diplomatie officieuse a eu lieu en Tanzanie au début de cette année. Le Service d'information des États-Unis (USIS) à Dar-es-Salaam a établi, à l'intention de vingt-trois praticiens des deux formes de diplomatie, un programme de diplomatie préventive comprenant une session de formation d'une semaine aux techniques de règlement des conflits. En fait, tous les éléments du système à volets multiples y étaient représentés. L'IMTD dirigeait une équipe de quatre personnes chargées de cet atelier, qui s'est tenu en avril 1996 sous l'égide du ministère tanzanien des affaires étrangères et de l'USIS.
Les participants à ce programme ont été si satisfaits qu'ils ont décidé d'organiser leur propre centre de règlement des conflits, de façon à pouvoir faire connaître à travers le pays ces techniques de promotion de la paix.
Conclusion
Le règlement des conflits sociaux profondément enracinés exige des changements : changements d'attitude, de structures, et changement dans les relations politiques et juridiques. Sur le plan politique, les changements relèvent pour la plupart de la diplomatie officielle, mais les conflits ne peuvent pas être réglés que par elle seule. La diplomatie officieuse est un domaine qui se développe, et chacune de ses initiatives offre une possibilité nouvelle de coopération et de collaboration. En définitive, ce n'est que grâce à la collaboration entre tous les secteurs de la société et toutes les structures du pouvoir que des changements réels sont possibles.