Le co・ des armes nucl・ires en Asie du Sud
Avec la poursuite des combats au Cachemire, " le risque d'une autre guerre classique opposant l'Inde et le Pakistan semble plus ・ev?que jamais, dit Peter Lavoy. M・e si ces deux pays parviennent ?un ・uilibre par la dissuasion nucl・ire, cela aura pour effet de faire vivre toute leur population sous la menace d'un an・ntissement nucl・ire. " M. Lavoy est directeur de la politique de contre-prolif・ation au sein du bureau du ministre de la d・ense. |
Les essais nucl・ires men・ par l'Inde et le Pakistan en mai 1998 ont b・・ici?d'un large soutien public dans les deux pays. Les patriotes indiens et pakistanais avaient beaucoup ?c・・rer : leurs scientifiques avaient surmont?d'・ormes obstacles politiques, financiers et techniques pour accomplir ce que seuls cinq autres ・ats avaient accompli : mettre au point et tester des bombes nucl・ires. Que leurs dirigeants aient autoris?ces essais en d・it de fortes pressions politiques internationales, y compris la menace de sanctions ・onomiques, n'a fait qu'accro・re la ferveur nationale. Toutefois, un an et demi apr・ les explosions de Pokhra et de Chagai, la confusion publique et la crainte ont fait suite ?l'euphorie. Les accrochages ?la limite de la guerre ouverte au Cachemire ont amen?les partisans du nucl・ire, m・e les plus fervents, ?s'interroger sur l'utilit?de la dissuasion nucl・ire ou ?se demander si elle existait vraiment en Asie du Sud. Et face ?la profonde pauvret? aux r・imes ・onomiques d・ass・ et aux gouvernements mal assur・, Indiens et Pakistanais se demandent prudemment s'ils peuvent se permettre une concurrence de plus en plus acharn・ en mati・e d'armements.
?New Delhi et ?Islamabad, les autorit・ publiques maintiennent que l'on ne saurait reculer devant aucune d・ense pour assurer la s・urit?de la nation. La mise au point d'armes nucl・ires et de missiles, affirment-ils, est n・essaire pour pr・enir l'hostilit?et la coercition ・rang・es. Ils pourraient avoir raison : la dissuasion nucl・ire pourrait en effet constituer un facteur de paix et de s・urit?en Asie du Sud. Mais elle pourrait aussi ・houer. L'Inde et le Pakistan pourraient s'engager dans une quatri・e guerre classique, susceptible ?pr・ent de devenir nucl・ire. Or, comme l'a r・・?l'exp・ience sovi・ique, le co・ de la cr・tion et de l'entretien d'une force nucl・ire de dissuasion cr・ible peut s'・ever au point d'amener ?la faillite les gouvernements et les soci・・ qui soutiennent le d・eloppement de ces armes de destruction massive. La conclusion, ?laquelle on ne saurait ・happer, est que l'Inde et le Pakistan risquent leur prosp・it? leur prestige et leur s・urit?futurs pour des gains hypoth・iques.
Le fardeau ・onomique de la dissuasion nucl・ire
Il n'est pas facile de calculer les co・s ou les avantages des programmes nucl・ires de l'Inde et du Pakistan. Au nom du secret, New Delhi et Islamabad ont refus?de r・・er le co・ de leurs armes nucl・ires ou de leurs syst・es de lancement. Toutefois, sur la base de co・s probables de la main-d'・uvre, des installations et des mat・iaux, on peut calculer que chaque ・at a consacr?plus d'un milliard de dollars ?la conception et ?la fabrication d'un petit nombre de missiles ?capacit?nucl・ire (missiles Prithvi et Agni pour l'Inde et Ghauri et Shaheen pour le Pakistan). Chacun a sans doute d・ens?cinq fois plus pour la production des mat・iaux fissiles et la fabrication de quelques armes nucl・ires. Ce ne sont l?que certains des co・s de ces nouveaux programmes nationaux d'armement nucl・ire et de missiles. Il faut encore se pr・ccuper du montant de la facture de l'・ablissement de forces cr・ibles de dissuasion nucl・ire.
Un expert indien en mati・e de d・ense, M. Subrahmanyam, r・・e qu'en 1985, les forces arm・s indiennes ont charg?plusieurs officiers et scientifiques de calculer les d・enses n・essaires pour un " programme ・uilibr?de dissuasion ". Selon leurs estimations, avec quelques centaines d'ogives et leurs vecteurs, avions et missiles, ce programme co・erait 70 milliards de roupies (soit 180 milliards de roupies 1999 ce qui ・uivaut ?5 milliards de dollars). Le Premier ministre Rajiv Gandhi a ・idemment rejet?cette option en raison du co・. Paradoxalement, la d・ision de l'actuel gouvernement de se doter d'une force minimale de dissuasion serait d'un co・ consid・ablement plus ・ev? Les analystes indiens ont calcul?que New Delhi devrait d・enser un milliard de dollars par an pendant les dix ans ?venir pour ・ablir une force de dissuasion nucl・ire telle que celle qui avait ・?envisag・ en 1985. Pour le Pakistan, le co・ d'un arsenal semblable serait l・・ement moindre, du fait d'un recours plus important aux fournisseurs ・rangers.
Ce niveau de d・enses publiques peut sembler raisonnable lorsqu'on le compare aux 400 milliards de dollars et plus d・ens・ par les ・ats-Unis entre 1940 et 1996 pour la fabrication d'armes nucl・ires. Mais la production des bombes ne repr・ente que 7 % du co・ total du programme d'armement nucl・ire des ・ats-Unis. Selon les rapports, Washington aurait d・ens?plus de 3 billions de dollars pour le d・loiement des armes, pr・ d'un billion pour les syst・es de ciblage, de commandement et de contr・e nucl・ires, 1 billion de dollars de plus pour la d・ense contre les menaces nucl・ires, et environ 400 millions de dollars pour le d・ant・ement des vieilles bombes, la gestion des d・hets nucl・ires et l'assainissement de l'environnement. L'Inde et le Pakistan se sont clairement engag・ sur la voie de co・s financiers ・ormes et partiellement cach・.
Les deux pays seraient sans doute capables de financer leurs programmes de dissuasion, si on・eux soient-ils, mais ?quel prix ? Bien qu'ils aient tous deux un secteur industriel relativement moderne et des comp・ences en ・ergie nucl・ire, en mise au point de missiles et en production d'armement (ainsi qu'en communications spatiales par satellite et en conception de logiciels pour l'Inde), l'Inde et le Pakistan figurent aussi parmi les pays les plus pauvres du monde. Ils se heurtent aux probl・es d'un ch・age g・・alis? d'une infrastructure d・u・e, d'une augmentation des prix des denr・s alimentaires et des niveaux de vie des plus bas. En 1998, en Inde, le PIB (produit int・ieur brut) par habitant s'・evait ?390 dollars ce qui pla・it le pays parmi les derniers 20 % au monde ; le Pakistan n'est que relativement mieux loti. D'apr・ une estimation indienne, un seul missile Agni co・e autant que la gestion annuelle de 13 000 centres de sant? On pourrait construire plus de 3 000 unit・ de logement publics pour le prix d'une seule ogive nucl・ire. Les d・enses n・essaires au d・eloppement d'une force de dissuasion " minimum " permettraient de payer 25 % des frais annuels de scolarit?de tous les enfants indiens. Le Pakistan pourrait ・uquer et nourrir la quasi totalit?de ses enfants pour le co・ de l'arsenal d'armes nucl・ires et de missiles dont il a entrepris de se doter pour leur " protection ".
Le secteur de l'・ergie subit directement l'impact de la course aux armes nucl・ires. Si l'Inde et le Pakistan abandonnaient leurs programmes de dissuasion nucl・ire, signaient le Trait?de non-prolif・ation (TNP) en tant qu'・ats non nucl・ires et acceptaient les garanties compl・es pour leur secteur civil de l'・ergie nucl・ire, ils pourraient en tirer d'immenses b・・ices. Il y a quinze ans, les responsables de l'・ergie atomique indienne pr・oyaient de produire gr・e au nucl・ire 10 000 m・awatts d'・ectricit?avant l'an 2000. Les dix r・cteurs vieillissants de l'Inde ne produisent plus qu'un cinqui・e de cette puissance. L'・ergie nucl・ire, qui puise dans des ressources limit・s depuis plus de quatre d・ennies, couvre moins de 3 % de la consommation d'・ectricit?de l'Inde. Au Pakistan, o?la p・urie d'・ergie freine la croissance ・onomique depuis des ann・s, la situation est plus grave. La Chine a construit r・emment un r・cteur de 300 m・awatts ?Chashma, mais si cette installation est utilis・ ?des fins militaires, la seule source d'・ergie nucl・ire du Pakistan restera la centrale de Karachi, vieille de trente-quatre ans, qui produit moins de 100 m・awatts d'・ectricit?par an. En tant que membres ?part enti・e du TNP, le Pakistan et l'Inde pourraient obtenir des infusions de capitaux et des transferts de techniques essentiels ?la relance de leur secteur nucl・ire industriel d・aillant. Cet investissement pourrait stimuler la croissance ・onomique et r・uire la d・endance vis-?vis des sources ・rang・es d'・ergie, renfor・nt ainsi la s・urit?nationale.
Les armes classiques deviennent ・alement plus co・euses
On peut ・aluer les co・s de la concurrence en mati・e d'armement nucl・ire en Asie du Sud par la m・hode dite des " canons pour du beurre ", mais aussi par celle de l'・hange " canons contre canons ". Les inconditionnels, tant indiens que pakistanais, du nucl・ire, affirment que la constitution d'une force de dissuasion nucl・ire rendra inutiles les armes classiques, ce qui r・uira le co・ global de la d・ense. N・nmoins, les d・enses de l'Inde dans ce domaine ont augment?de 11 % apr・ les essais et celles du Pakistan en ont fait autant. L'exp・ience r・ente indique que les d・enses des forces militaires classiques tendent ?s'accro・re parall・ement ?l'augmentation des co・s des armes nucl・ires et des missiles.
Au cours de l'・?1999, les troupes de l'Inde et du Pakistan (et les rebelles pro-Pakistan) se sont affront・s dans les montagnes du Cachemire en des combats d'une violence sans pr・・ent qui, selon la presse, auraient fait plus de mille morts dans chaque camp. En termes financiers, les m・ias locaux situent le co・ quotidien des op・ations militaires de l'Inde entre 3 et 6 millions de dollars. Les co・s du Pakistan, probablement inf・ieurs en raison des effectifs moindres engag・, restent cependant ・ev・. Pour faire face aux d・enses des op・ations arm・s dans la r・ion de Kargil, le Parlement indien a autoris?une allocation d'urgence de 135 millions de dollars pour l'achat de munitions, de mat・iel, et de v・ements de montagne. Le co・ du conflit au Cachemire continue de s'・ever. Les combats ont ralenti au cours de l'・?1999, mais ils n'ont pas encore cess? Les politiciens indiens et pakistanais se d・larent pr・s ?subvenir aux besoins financiers de leurs forces arm・s pour la reconstitution des stocks de munitions et de mat・iel en pr・aration d'un conflit prolong?
Les combats autour de Kargil montrent l'instabilit?de la dissuasion nucl・ire, si dissuasion nucl・ire il y a, entre l'Inde et le Pakistan. Les co・s ・onomiques du conflit indiquent ・alement les graves dommages que causerait une guerre g・・ale. La forte augmentation des d・enses militaires qui r・ulterait d'une guerre ・argie produirait une hausse des taux d'inflation, et la destruction des installations industrielles et de l'infrastructure r・uirait la productivit?et les rentr・s d・?limit・s de devises ・rang・es. La menace d'hostilit・ continues ou les troubles de l'ordre public dans certaines r・ions de l'Inde ou du Pakistan d・ourageraient les investissements ・rangers et l'aide financi・e qui sont indispensables ?la croissance ・onomique ?long terme et au d・eloppement de chacun de ces pays. En bref, une guerre classique pourrait ruiner l'Inde et le Pakistan. Les co・s humains et ・onomiques d'une guerre nucl・ire d・ient toute ・aluation.
La mont・ des co・s politiques nationaux et internationaux
Pour l'Inde et le Pakistan, le prix de l'accession au club des puissances nucl・ires pourrait ・re aussi ・ev?politiquement qu'・onomiquement. Paradoxalement, la cote de popularit?des gouvernements de l'Inde et du Pakistan a baiss?apr・ les essais nucl・ires. Abstraction faite des flamb・s de fiert?et de soutien qui ont balay?la r・ion en mai dernier, il convient de noter que le gouvernement de coalition dirig?par le parti Bharatiya Janata (BJP) de l'Inde est tomb?moins d'un an apr・ les essais.
Le BJP a perdu son soutien parce qu'il n'a pas su proc・er aux r・ormes ・onomiques essentielles et limiter la hausse des prix alimentaires. Les dirigeants de l'opposition ont critiqu?le d・ournement vers le programme nucl・ire de ressources qui auraient pu satisfaire des besoins humains fondamentaux. La dissuasion nucl・ire est, la chose ・ait pr・isible, moins importante pour la population de l'Inde que l'eau potable et l'alimentation.
Ceci vaut ・alement pour le Pakistan o?l'opposition au Premier ministre Nawaz Sharif s'est accrue au lendemain des essais et du fiasco de Kargil. Les dirigeants du " People Party " (parti populaire) du Pakistan s'interrogent maintenant sur la n・essit?des essais nucl・ires s'ils ne d・ouchent pas sur un ・uilibre de la terreur. Dans la province o?les essais ont eu lieu, le Parti national du Baloutchistan a critiqu?la politique nucl・ire du gouvernement qui a consacr??la d・ense les maigres ressources du d・eloppement. Le parti majoritaire dans la province frontali・e du Nord-Ouest du Pakistan a ・alement condamn?ces politiques.
Sur le plan international, les essais nucl・ires ont provoqu?l'indignation de la plupart des nations et l'imposition de co・euses sanctions. Les cinq membres permanents du Conseil de s・urit?des Nations unies ont critiqu?la politique nucl・ire de l'Inde et du Pakistan, comme l'ont fait aussi le Groupe des huit pays industrialis・, les principaux pays non align・ et nombre d'autres instances. Les ・ats-Unis, le Japon, l'Australie et d'autres pays ont impos?des sanctions ・onomiques et des restrictions commerciales co・euses aux deux pays. De nombreuses entreprises indiennes et pakistanaises int・ess・s par les techniques ?double usage et les armements classiques sont appel・s ?p・ir des nouvelles restrictions pesant sur les ・hanges commerciaux avec les ・ats-Unis qui frappent toutes les entit・ " prenant part ?des activit・ li・s aux armes nucl・ires et aux missiles ". Bien que l'impact ・onomique g・・al de ces sanctions soit incertain, la confiance des investisseurs internationaux et les flux de capitaux vers l'Inde et le Pakistan ont accus?une chute radicale. Si l'Inde et le Pakistan s'attendaient ?ce que les essais nucl・ires rehaussent leur statut international et leur prestige, leurs espoirs ont ・?d蜃us.
Des risques militaires croissants
La poursuite des combats au Cachemire et les avions abattus dans d'autres r・ions indiquent que la dissuasion nucl・ire n'est pas encore op・ante en Asie du Sud. Le risque d'une autre guerre classique opposant l'Inde au Pakistan semble plus ・ev?qu'auparavant et les relations entre l'Inde et la Chine se sont d・・ior・s. Viennent s'ajouter ?ces probl・es les nouveaux risques d'une utilisation involontaire ou accidentelle des armes nucl・ires en raison des syst・es de commande et de contr・e peu ・olu・ et du flou de la doctrine nucl・ire. En outre, m・e si l'Inde et le Pakistan parvenaient ?un ・uilibre par la dissuasion nucl・ire, cela aurait pour effet de faire vivre toute leur population sous la menace d'un an・ntissement nucl・ire. Bienvenue au club nucl・ire.
S・urit?et prosp・it?sans armes nucl・ires
Comme l'a d・lar?le secr・aire d'・at adjoint des ・ats-Unis, M. Strobbe Talbot, " l'Inde et le Pakistan ont besoin de la s・urit? m・itent la s・urit?et ont le droit de d・erminer les conditions n・essaires pour l'assurer ". Ces deux pays disposent-ils des moyens d'accro・re leur s・urit?sans d・loyer d'armes nucl・ires et de missiles ? Compte tenu de l'exp・ience am・icano-sovi・ique de la dangereuse et on・euse course aux armements, de l'・orme co・ politique et ・onomique des programmes de dissuasion pour l'Inde et le Pakistan , et des risques accrus de guerre nucl・ire en Asie du Sud, il serait souhaitable que l'Inde et le Pakistan s'emploient dans toute la mesure du possible ?assurer leur s・urit?par des voies autres que l'armement nucl・ire et que tous les ・ats concern・ les aident ?y parvenir.