LA POLITIQUE DES ・ATS-UNIS EN MATI・E DE
S・URIT?nbsp;:
LES D・IS DU XXIe SI・LE
Joseph Nye
Doyen de l'Ecole John Kennedy de sciences
politiques
Universit?Harvard
Les ・ats-Unis vont continuer, dans un avenir pr・isible, ?avoir les moyens d'influencer le cours des ・・ements mondiaux en collaborant avec leurs alli・ et avec les ・ats qui partagent leurs id・s afin de contenir et parfois de r・ler les confits, d・lare Joseph Nye. Il note cependant que les ・ats-Unis devront faire face ?un nouveau type de danger, ?savoir le risque de voir des terroristes utiliser des armes de destruction massive ou lancer contre des infrastructures essentielles des attaques auxquelles nos instruments traditionnels de s・urit?ne sont pas en mesure de faire face. Avant d'assumer son poste actuel de doyen de l'Ecole John Kennedy de sciences politiques ?Harvard, M. Nye a ・?ministre adjoint de la d・ense pour les questions de s・urit? internationale, en 1994 et 1995 ; pr・ident du ?nbsp;National Intelligence Council ? qui coordonne les ・aluations des services du renseignement pour le pr・ident, en 1993 et 1994 ; et, de 1977 ? 1979, adjoint du sous-secr・aire d'・at ?l'aide militaire, aux sciences et ?la technologie.
Au cours de la derni・e d・ennie, le monde a ・?le t・oin d'importants changements dans les rapports de puissance. L'Union sovi・ique s'est effondr・, et la puissance de la Russie reste en d・lin. L'influence de la Chine, en revanche, s'est rapidement accrue et il est probable que cette tendance va se poursuivre. Cependant, malgr?ces changements spectaculaires, l'・uilibre des forces dans le monde est essentiellement le m・e qu'en 1990 : les ・ats-Unis sont toujours la seule superpuissance qui poss・e des atouts mondiaux dans tous les domaines de la puissance : militaire, ・onomique et politique. ?l'aube d'un si・le nouveau, les pr・ictions de ceux qui, il y a encore une dizaine d'ann・s, consid・aient un d・lin am・icain comme in・itable, s'av・ent erron・s.
Cela ne veut pas dire qu'un monde unipolaire ait remplac? l'・uilibre bipolaire de la guerre froide. Il y a, en mati・e de s・urit?et sur les plans ・onomique et politique, de nombreux objectifs que les ・ats-Unis ne peuvent atteindre ?eux seuls. Il ne serait pas juste non plus de qualifier le monde de multipolaire alors qu'il manque ?tous les ・ats, sauf aux ・ats-Unis, une ou plusieurs ressources cl・. La puissance est plut・ r・artie selon un sch・a complexe, un peu ?la fa・n d'un ・hiquier ?trois niveaux. Au niveau sup・ieur, la puissance militaire est pour ainsi dire unipolaire, les ・ats-Unis ・ant le seul pays ?poss・er ?la fois des armes nucl・ires intercontinentales et d'importantes forces a・iennes, navales et terrestres modernes susceptibles d'・re d・loy・s dans le monde entier. Au niveau interm・iaire, la puissance ・onomique est tripolaire, les ・ats-Unis, l'Europe et le Japon repr・entant pr・ des deux tiers de la production mondiale. La croissance de la Chine rendra la puissance ・onomique quadripolaire au d・ut du si・le prochain. Au niveau inf・ieur de l'・hiquier, les relations transnationales qui ・happent au contr・e des gouvernements comprennent des protagonistes aussi divers que les banquiers et les terroristes. ?ce niveau, la puissance est largement dispers・.
Trois changements intervenus dans la nature de la puissance et des moyens par lesquels elle peut s'exercer sont tout aussi importants que sa nouvelle r・artition. Premi・ement, les instruments ・onomiques de la puissance internationale gagnent en importance depuis plusieurs d・ennies. Il ne faudrait pas surestimer cette tendance, comme le font certains en d・larant que la puissance ・onomique a supplant?la puissance militaire en tant qu'・・ent central de la politique mondiale. Les instruments ・onomiques ne peuvent toujours pas se comparer aux forces militaires pour ce qui est de leurs effets c・rcitifs et de leur pouvoir de dissuasion. Les sanctions ・onomiques n'ont pas suffi ?persuader l'Irak de se retirer du Kowe・. Une crise de s・urit?r・ionale peut, ?elle seule, entra・er l'effondrement des march・ financiers et d・ourager les investissements. En fait, la s・urit?politique et la s・urit?・onomique sont ・roitement li・s, comme on l'a vu lors de la r・ente crise financi・e asiatique.
Deuxi・ement, les armes modernes ont modifi?le r・e de la puissance militaire. Deux tendances contradictoires se manifestent. D'un c・? l'acquisition d'armes nucl・ires par les grandes puissances, pendant plusieurs d・ennies, a rendu extr・ement co・euse l'・entualit?d'un conflit direct entre elles. Ces armes sont donc devenues des instruments hypertrophi・ et ne leur sont utiles que pour dissuader d'autres puissances. D'un autre c・? l'・olution des techniques de l'information (y compris les ordinateurs, les d・ecteurs et les satellites) a donn?naissance ?une nouvelle g・・ation d'armes intelligentes dot・s d'une grande pr・ision et causant des d・・s collat・aux minimes. Ces tendances rendent la puissance militaire moins co・euse et plus facile ?utiliser.
Le troisi・e changement, peut-・re le plus important des trois, est le recours croissant ?la mani・e douce, ph・om・e attribuable dans une grande mesure ?la r・olution de l'information qui transforme actuellement le monde. Par mani・e douce, on entend la capacit? d'atteindre par la persuasion plut・ que par la force des objectifs souhait・ en politique ・rang・e. La mani・e forte, c'est-?dire l'utilisation de la force militaire ou des sanctions ・onomiques, a pour but de forcer les autres pays ?faire ce que nous voulons. La puissance ?nbsp;douce ?vise ?les amener ?vouloir la m・e chose que nous. Une telle puissance peut reposer sur l'attrait des id・s que nous d・endons ou sur notre aptitude ?・ablir notre programme de fa・n ?influencer les pr・・ences des autres. Les ・ats- Unis continuent ?jouer un r・e de premier plan dans ce domaine, comme le prouvent les progr・ de la d・ocratie et de l'・onomie de march? r・lis・ dans une trentaine de pays au cours des dix derni・es ann・s.
Et pourtant, le paradoxe de la s・urit?et de la politique ・rang・e des ・ats-Unis au XXIe si・le demeure : tout en ・ant l'・at le plus puissant du monde, les ・ats-Unis ne peuvent atteindre par eux-m・es tous leurs objectifs internationaux. Notre pays manque des moyens n・essaires, sur le plan international comme sur le plan national, pour r・oudre tous les conflits. Dans chaque cas, son r・e doit ・re fonction des int・・s am・icains en jeu et du co・ de leur d・ense. Les ・ats-Unis doivent donc continuer ?faciliter la formation de coalitions multinationales pour faire face aux menaces communes. La guerre du Golfe et la force de maintien de la paix en Bosnie illustrent ce point.
La fin de la guerre froide a fait reculer l'・entualit?d'une guerre mondiale entre grandes puissances, mais elle ne l'a pas supprim・. Les guerres r・ionales et locales ont plus de chances de se produire que les conflits mondiaux. N・nmoins, la s・urit?entre les ・ats est maintenant renforc・ parce que, entre les grandes puissances, les ressources d・inies par la territorialit?ont perdu de leur importance. Dans le pass? les principaux ・ats ・aient tent・ de chercher ?acqu・ir un territoire, soit pour ses mati・es premi・es, son potentiel agricole, ses usines ou son importance strat・ique, soit comme base d'attaques militaires ou comme tampon contre les attaques d'autres pays. Les raisons qui militent en faveur de l'acquisition de territoire par la force sont beaucoup moins fortes qu'autrefois. La production ・onomique moderne d・end tout autant du capital humain et des services que du territoire. Chose plus importante peut-・re, les conflits entre grandes puissances sont devenus moins probables parce qu'un grand nombre de ces puissances sont d・?d・ocratiques ou aspirent ?l'・re et que l'histoire nous montre que les d・ocraties progressistes risquent moins de se faire la guerre. C'est pourquoi le progr・ de la d・ocratisation en Russie, et de la lib・alisation et des droits de l'homme en Chine sont des objectifs de la politique am・icaine, tant sur le plan de la s・urit?que sur le plan moral.
En ce qui concerne les conflits r・ionaux et locaux, la puissance am・icaine peut ・re un important facteur pour limiter leur fr・uence et leurs effets destructeurs. Dans certains cas, il est m・e possible de r・uire l'ampleur des conflits dans les diff・ends civils et int・ieurs. Les ・ats-Unis ne peuvent pas ・re le gendarme du monde, un r・e que le public am・icain ne souhaite d'ailleurs pas, mais ils peuvent parfois servir de ?nbsp;chef de d・achement ?qui am・e les coalitions changeantes d'amis et d'alli・ ?s'attaquer ?des probl・es communs de s・urit? Cela exige que l'on porte une attention suivie aux institutions et alliances qui donnent du poids ?la puissance am・icaine. Cela exige ・alement qu'on investisse dans les forces arm・s et qu'on pr・e attention ?leur d・loiement dans le monde.
Le budget am・icain de la d・ense a ・?r・uit de quarante pour cent et les effectifs des forces arm・s d'un tiers par rapport ? ce qu'ils ・aient quand la guerre froide battait son plein. N・nmoins, nous avons encore cent mille soldats stationn・ en Europe, cent mille en Asie et vingt mille dans la zone du golfe Persique. Ajout・ ? la mise en place de mat・iel et aux man・uvres conjointes avec nos alli・ et pays amis, ces moyens aident ?d・erminer le climat politique dans les r・ions menac・s, et agissent donc comme une forme de d・ense pr・entive. Ces forces sont bien accueillies par la plupart des pays de ces r・ions. L'OTAN n'a pas perdu sa popularit?en Europe et elle adapte sa mission au monde de l'apr・-guerre froide. En Asie, un grand nombre de dirigeants craignent qu'un retrait am・icain ne m・e ? une course aux armements dans la r・ion et ?la fin de la stabilit? politique sur laquelle repose sa remarquable croissance ・onomique. Quand, en 1995, le minist・e am・icain de la d・ense a publi?son rapport sur la strat・ie des ・ats-Unis en Asie de l'Est, promettant de maintenir leurs alliances et leurs d・loiements de troupes, ce document a ・?g・・alement bien accueilli.
La s・urit? ?l'・e de l'apr・-guerre froide, est gravement menac・ par la prolif・ation des armes de destruction massive, mais jusqu'?maintenant, le bilan de la non-prolif・ation a ・? impressionnant. En 1963, le pr・ident John Kennedy pr・isait qu'il y aurait, ?notre ・oque, des dizaines d'・ats dot・ de l'arme nucl・ire. Il est certain qu'un grand nombre d'・ats sont capables de mettre au point de telles armes. Mais la plupart d'entre eux ont d・id?d'y renoncer. Il y a les cinq ・ats dot・ d'armes nucl・ires ・um・・ dans le Trait?de non-prolif・ation nucl・ire (TNP) de 1970 (・ats-Unis, Russie, Grande-Bretagne, France et Chine) ; l'Inde et le Pakistan, qui ont r・emment proc・??des essais nucl・ires et, de r・utation, Isra・ ; l'Afrique du Sud, qui avait mis au point une demi-douzaine de bombes dans les ann・s 1980, et qui les a par la suite abandonn・s ; enfin, des ・ats r・alcitrants comme l'Irak et la Cor・ du Nord qui ont ・?forc・ de mettre fin ?leurs programmes. La prorogation permanente du TNP, en 1995, a ・?un signe encourageant de la solidit?du r・ime de non-prolif・ation.
La plus grande menace de l'・e nucl・ire est maintenant le probl・e dit des ?nbsp;bombes baladeuses ? c'est-?dire le risque que des bombes ou mati・es nucl・ires r・ssissent ?・happer au contr・e des autorit・ dans les ・ats de l'ex-Union sovi・ique et ? devenir disponibles sur le march?noir. L'aide des ・ats-Unis ?la Russie dans ce domaine, par l'interm・iaire du Programme de r・uction de la menace par la coop・ation (Cooperative Threat Reduction Program, ou CTR), qu'administre le minist・e de la d・ense, refl・e l'adaptation de la politique de s・urit??un monde nouveau. La politique de non- prolif・ation sous tous ses aspects, y compris celle des armes chimiques et biologiques et de leurs vecteurs, demeure l'un des ・・ents fondamentaux de notre politique en mati・e de s・urit?
Enfin, il y a un aspect du probl・e de s・urit?qui ne peut ・re r・olu par des moyens militaires classiques. Il s'agit du danger de voir des terroristes utiliser des armes de destruction massive. Pendant quarante ans, les Am・icains ont v・u dans la hantise d'une attaque nucl・ire sovi・ique. La fin de la guerre froide a fait reculer la perspective d'un holocauste nucl・ire mais, paradoxalement, le risque d'une explosion nucl・ire ?l'int・ieur des ・ats-Unis s'est probablement accru. Et la menace n'est pas exclusivement nucl・ire. Il est plus facile pour des terroristes d'acqu・ir des armes biologiques et chimiques telles que le bacille du charbon, le ricin ou le sarin, que des mati・es nucl・ires.
On a assist? ces derni・es ann・s, ?l'apparition d'un nouveau type de terroriste, un terroriste moins int・ess?par la promotion d'une cause politique que par l'・imination de ce qu'il consid・e comme l'incarnation du mal. Ses mobiles reposent souvent sur une conception fauss・ de la religion et il consid・e les armes de destruction massive comme un moyen appropri?pour parvenir ?ses fins. Ces moyens sont de plus en plus accessibles. Le progr・ des mafias dans les ・ats de l'ex-Union sovi・ique s'est accompagn?d'un accroissement de la contrebande de mati・es nucl・ires (fort heureusement en petites quantit・ jusqu'?pr・ent). Les agents chimiques et biologiques peuvent ・re produits par des ・udiants d'universit?ou des laborantins. Les recettes sont disponibles sur Internet. En 1995, les membres d'une secte japonaise ont utilis? le sarin dans le m・ro de Tokyo, tuant douze personnes. Ils ont aussi test?des agents biologiques. R・emment, le pr・ident Clinton a sign? des directives pr・identielles faisant du terrorisme et des menaces aux infrastructures cl・ (y compris les r・eaux d'information) l'une des priorit・ de la politique am・icaine en mati・e de s・urit?
En conclusion, le monde de l'apr・-guerre froide contient ?la fois des ・・ents favorables et des ・・ents d・avorables ?la politique am・icaine en mati・e de s・urit? Sur les plans militaire et ・onomique, les ・ats-Unis ont des chances de rester la puissance pr・ond・ante dans un avenir pr・isible. Aucun autre ・at ne poss・e une puissance ・ale ?la leur. L'・entualit?d'une guerre entre grandes puissances est peu probable. Les ・ats-Unis ont les moyens d'influencer la donne mondiale de fa・n ?r・uire les futures menaces. Cela signifie, non pas que les ・ats-Unis peuvent (ou veulent) jouer le r・e de gendarme du monde ou qu'ils seraient en mesure de ma・riser tous les conflits, mais que, lorsqu'ils d・ident de former des coalitions avec leurs allies et avec les pays qui partagent leurs id・s, ils ont une possibilit?de contenir et, parfois, de r・ler les conflits. En revanche, au niveau transnational, o?la puissance est tr・ dispers・ et o?personne n'est ma・re de la situation, on assiste ?l'apparition d'un nouveau type de danger auquel nos instruments traditionnels de s・urit?ne peuvent faire face. C'est un domaine qui exigera davantage d'attention ?l'avenir.
Les Objectifs de
politique ・rang・e des ・ats-Unis
Revue ・ectronique de
l'USIA, volume 3, num・o 3, juillet 1998