Neil Rudenstine
Discours prononcé le 29 mai 1996
par le président de l'université Harvard,
M.
Neil Rudenstine, à l'occasion d'une conférence
portant sur l'Internet et la société
J'aimerais vous entretenir de l'Internet et de l'enseignement supérieur : quels changements sont en train de se produire dans les universités par suite des récents progrès des techniques d'information ? Ces changements sont-ils, comme je le pense, importants, et ont-ils des chances d'être durables ? Si tel est le cas, pourquoi ? De toute évidence, ce sont là des questions importantes, car de nos conclusions dépendra notre décision d'y consacrer de substantiels investissements au cours des cinq à dix prochaines années, alors même que nous manquons de ressources à investir.
Quoi qu'il en soit, les questions de fond sont plus importantes que les considérations financières. Toute transformation profonde dans le domaine des communications - dans notre aptitude à obtenir accès aux données, à l'information et, en fin de compte, à la connaissance, aux moyens de découvrir, d'inventer, d'enseigner et d'apprendre - aura nécessairement de profonds retentissements sur l'enseignement supérieur. C'est pourquoi, au moment où nous évaluons cette nouvelle technique d'information qu'est l'Internet, nous ne devons pas nous tromper, car les enjeux sont trop importants.
Quand je parle ici de l'Internet, je fais allusion à tout un ensemble de techniques qui comprend les ordinateurs individuels reliés à un réseau, l'hypertexte et l'hypermédia, le World Wide Web, et autres options.
Ces dernières années, ces techniques ont déjà commencé à avoir un effet spectaculaire sur la façon dont nombre d'étudiants et de professeurs d'université abordent l'enseignement et l'acquisition de connaissances. À Harvard et dans quelques autres universités, ces changements sont plus rapides et plus étendus que tout ce que l'on a connu au cours de ce siècle en matière de percée technologique, y compris l'apparition de l'ordinateur lui-même. Les effets en sont visibles partout sur notre campus, et ailleurs dans l'enseignement supérieur.
Pour nous, l'Internet marque juste une étape de plus dans une longue suite d'inventions observées au cours des cent cinquante dernières années, depuis le télégraphe et le câblogramme jusqu'aux tout premiers ordinateurs, en passant par le téléphone, la radio, l'enregistrement sonore, le cinéma, la télévision et les premières calculatrices.
Mais nous savons que dans une longue évolution, certains événements peuvent représenter beaucoup plus qu'une simple étape d'un long cheminement naturel et progressif. Ils marquent une véritable révolution, et l'arrivée en force de l'Internet est un tel événement.
Certes, quantité d'inventions (telles que la radio, le cinéma et la télévision) ont eu un profond retentissement sur la société, sur la façon dont nous passons notre temps, sur nos loisirs, voire sur la façon dont nous recevons l'information. Mais, malgré de nombreuses prédictions, ces inventions ont eu relativement peu d'effets sur l'enseignement supérieur. Pourquoi l'Internet devrait-il être différent ? A-t-on la moindre preuve, ou une explication rationnelle, qui justifie que l'on mise sur l'Internet, alors que tant d'inventions précédentes sont loin d'avoir répondu à nos attentes ?
Permettez-moi tout d'abord de citer quelques faits.
Dans nos facultés des lettres et des sciences, ainsi que la plupart de nos neuf écoles professionnelles, professeurs et étudiants, y compris les étudiants de première année, disposent d'ordinateurs et peuvent accéder facilement à un réseau. Le courrier électronique est devenu chose courante. Sur l'Internet, l'activité est intense à presque toutes les heures du jour et de la nuit, le seul ralentissement notable se produisant entre trois heures et six heures du matin.
En 1992, nous avons entrepris une conversion rétrospective de tout le système de catalogage de notre bibliothèque - le plus grand complexe de bibliothèques universitaires du monde - moyennant un coût estimé à vingt-deux millions de dollars. D'ici à l'an prochain, l'ensemble des ouvrages catalogués (environ douze millions de volumes, pour l'ensemble de nos quatre-vingt-douze bibliothèques) seront enregistrés sur le réseau et pourront être consultés de diverses manières. En outre, bien entendu, de plus en plus de textes, illustrations et autres matériels sont accessibles par le biais de l'Internet.
Le rythme de ce changement et de cette croissance est exceptionnellement rapide. Il y a un an, le site Web « Arts and Sciences » (Lettres et Sciences), qui comprend de nombreux sites secondaires, a été consulté cent cinquante mille fois au cours du seul mois de mars. Un an plus tard, le nombre de « consultations » a été de deux millions trois cent mille, et l'on ne note aucun signe de ralentissement.
Il y a un an, le volume de trafic du courrier électronique sur le réseau « Arts and Sciences » était d'environ quatre-vingt mille transactions par jour. Douze mois plus tard, ce nombre a augmenté de 170 %, passant de quatre-vingt mille à environ deux cent quinze mille par jour, soit environ six millions et demi par mois.
Ces chiffres, je tiens à le préciser, ne concernent que « Arts and Sciences ». Ils ne comprennent ni les transactions effectuées dans le cadre de nos facultés d'administration des affaires, d'arts graphiques, de soins dentaires, de pédagogie, d'administration publique, de droit, de médecine, de santé publique - ni celles effectuées par notre administration centrale ou nos autres services.
Aussi, quand on me demande si le phénomène est différent tant au plan qualitatif qu'au plan quantitatif, à n'en pas douter, la réponse est « oui ». Et ce n'est qu'un début.
En termes purement économiques, notre université s'est engagée récemment à affecter quelque cinquante millions de dollars à de nouveaux systèmes de données de gestion au cours des cinq prochaines années. En outre, nous comptons dépenser entre soixante-quinze et cent millions de dollars pour l'acquisition de techniques d'information liées à la pédagogie, en sus des investissements substantiels que nous avons déjà effectués depuis plusieurs années.
La dernière fois que les universités ont connu de tels bouleversements, avec la croissance exponentielle que cela comporte pour leurs dépenses, c'était à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Je veux parler de l'époque où le développement des énormes systèmes d'information que nous appelons les bibliothèques universitaires de recherche s'est accéléré considérablement.
À Harvard, cela s'était produit entre 1870 et 1880. Lorsque s'est produit ce phénomène, les universités se sont trouvées confrontées à de nombreux problèmes, notamment à un problème de surcharge d'information qui n'est pas sans rappeler nombre des problèmes électroniques que nous connaissons aujourd'hui.
En 1876, par exemple, M. Charles Eliot, président de Harvard, annonçait que le bâtiment de la bibliothèque principale était devenu tout à fait insuffisant pour faire face à la brusque augmentation des nouvelles acquisitions. « Les livres s'empilent par terre... Des recoins sont encombrés... Des milliers de volumes sont dans des emplacements provisoires », soulignait-il. Il se plaignait du fait que nombre de volumes étaient classés au hasard, faisant remarquer que quarante-deux mille volumes étaient répartis entre vingt-neuf emplacements, dans seize bâtiments différents.
Néanmoins, les véritables défis n'avaient rien à voir avec les questions de place et d'argent. Ils tenaient à l'organisation et à la conceptualisation. Comment devait-on disposer les livres pour en optimiser l'utilisation ? Quel type de catalogage pourrait-on inventer pour permettre un accès rapide à l'énorme quantité d'ouvrages dont on faisait l'acquisition ? Comment pourrait-on établir des liens pratiques entre livres et articles de domaines différents, mais apparentés ? Comment les livres de bibliothèque devraient-ils être intégrés aux programmes d'études des universités, notamment si la bibliothèque ne possédait qu'un ou deux exemplaires d'un ouvrage qu'ont demandait à une soixantaine d'étudiants de lire pour une discussion en classe ? Enfin, qu'est-ce qui empêcherait un étudiant (voire un professeur) de se perdre dans le dédale des rayonnages pendant des jours, à la recherche d'informations sur un sujet, consultant livre après livre, rayonnage après rayonnage, dans l'incapacité de trier aisément parmi un nombre illimité de volumes ou d'absorber plus qu'une petite fraction des informations disponibles sur un sujet donné ? Et qu'est-ce qui pourrait empêcher un étudiant moins industrieux de se laisser aller à divaguer d'ouvrage en ouvrage sans jamais rien en sortir de constructif ?
Certaines de ces craintes n'étaient pas entièrement nouvelles. L'inquiétude montait depuis quelque temps. Au dix-huitième siècle déjà, Diderot remarquait que « le moment viendra où il sera presque aussi difficile d'apprendre quoi que ce soit par les livres que par l'étude directe de l'univers... L'imprimerie, qui ne se repose jamais, emplira d'énormes édifices de livres dans lesquels le lecteur ne fera pas beaucoup de lecture... À la longue, le monde du savoir - notre monde - sombrera dans les livres. »
Par ailleurs, un traité de santé publique, publié en Allemagne en 1795, affirmait qu'un excès de lecture « prédisposait au rhume, aux maux de tête, à un affaiblissement de l'acuité visuelle, aux bouffées de chaleur, à la goutte, à l'arthrite, à l'asthme, à l'apoplexie, aux maladies pulmonaires, à l'indigestion, aux troubles nerveux, aux migraines, à l'épilepsie, à l'hypochondrie et à la mélancolie ».
Il était déconseillé de lire immédiatement après les repas, et il ne fallait lire que debout, pour ne pas troubler la digestion. On recommandait aussi aux lecteurs solitaires l'air pur, de fréquentes promenades, et de se laver souvent le visage. Mais surtout, on craignait que l'excès de lecture ne rende inapte au comportement social, ne se substitue au contact humain direct et ne débouche sur une société d'inadaptés. Les parallèles historiques ne sont jamais totalement exacts, mais l'anecdote concernant les bibliothèques universitaires de recherche et celle du lecteur solitaire ont toutes deux un rapport évident avec les techniques modernes d'information, surtout avec le fait que l'Internet donne un accès illimité à un nouvel univers d'information que les utilisateurs ne savent pas encore gérer convenablement.
Il y a aussi le grave problème de la qualité très inégale des informations offertes. Comme faire le tri ? Comme tirer le maximum du temps et de l'énergie investis dans la recherche ? Récemment, une autre préoccupation a fait surface : le problème de la dépendance à l'égard de l'ordinateur. D'après un article du Washington Post, au « Massachusetts Institute of Technology » (MIT), les étudiants incapables de s'arracher à l'Internet, cloués devant leur ordinateur pendant des jours, peuvent demander à l'université de simplement leur en interdire l'accès à chaque fois qu'ils essaient d'entrer dans le système. À Columbia, le Centre de recherche sur l'accès à l'information note qu'un nombre croissant d'étudiants « sont littéralement à la dérive dans l'univers de l'Internet, ... aux dépens de tout le reste ». Plusieurs étudiants ont déjà échoué dans leurs études du simple fait de leur accoutumance à l'ordinateur.
Étant donné cette situation, il n'est donc pas étonnant que quantité de gens posent aujourd'hui ces questions que l'on posait aux premiers temps des bibliothèques de recherche et expriment les mêmes craintes.
En fait, il n'est pas si facile de naviguer dans l'Internet. Quantité d'informations que l'on y trouve sont purement triviales ; l'ordinateur présente des dangers, du moins pour la santé de certains et il peut également empêcher certains de se livrer à ce que d'autres considéreraient comme une occupation sérieuse. On peut apaiser certaines de ces craintes en rappelant l'histoire de nos bibliothèques de recherche et de leur évolution. À d'autres préoccupations, telle la crainte que l'Internet ne se révèle pas plus utile sur le plan éducatif que la radio ou la télévision, il faut répondre différemment.
Pourquoi l'Internet a toutes les chances de réussir comme moyen d'éducation là où tant d'autres inventions ont échoué ? Pourquoi ne serait-il pas simplement une nouvelle distraction, après tant d'autres ? En effet, n'a-t-il pas en fin de compte pour effet d'éloigner de plus en plus étudiants et professeurs des livres, du dur labeur que représentent l'étude approfondie et la réflexion, et du contact humain direct avec les autres étudiants et professeurs ? J'aimerais énoncer certaines des raisons pour lesquelles je pense que l'Internet est fondamentalement différent de ces inventions électroniques précédentes, et pour lesquelles je pense qu'il a déjà - et qu'il continuera d'avoir - une forte influence sur l'enseignement supérieur.
Tout d'abord, comme je l'ai indiqué précédemment, il y a cette constatation de plus en plus frappante du changement dans son utilisation et de l'intensité de cette utilisation. Tout cela n'est certes pas un mirage.
Il y a aussi une adaptation très étroite, une interaction critique, entre les structures et les méthodes de l'Internet et les principales structures et méthodes d'enseignement et d'acquisition de connaissance observées dans les universités. Ce même lien n'existait (et n'existe) tout simplement pas avec la radio, le cinéma et la télévision. Ce lien est à de nombreux égards remarquablement simple, mais, du moins dans le domaine de l'éducation, il fait toute la différence.
Si je dis qu'il y a un lien critique, je ne veux parler de rien de plus compliqué que du simple fait que les étudiants transportent leur travail sur l'Internet d'une manière semblable, et étroitement liée, aux méthodes traditionnelles selon lesquelles ils étudient en bibliothèque, en classe, dans les amphithéâtres, en atelier, au sein de groupes de discussion informels, en laboratoire et quand ils rédigent et révisent leurs dissertations et rapports.
Certaines de ces activités sont plus difficiles à transplanter sur l'Internet. D'autres gagnent sensiblement au change. Le plus souvent, toutefois, la nouvelle technologie apporte un puissant supplément et un renfort aux méthodes éprouvées des professeurs et étudiants qui ont découvert, au fil du temps, qu'elles constituaient généralement des moyens très efficaces d'enseignement et d'étude dans les établissements supérieurs.
Quelques exemples permettront d'illustrer plus clairement en quoi les capacités et les méthodes de l'Internet sont si étroitement liées aux formes traditionnelles d'enseignement universitaire.
Ainsi, l'Internet, comme nous le savons, peut donner accès à des sources d'information quasi illimitées, difficilement accessibles par d'autres moyens. Supposons un instant que la plupart des problèmes techniques et autres seront un jour résolus : qu'il y aura, comme il y a aujourd'hui dans le système de recherche en bibliothèque, des moyens efficaces d'aider les usagers à trouver ce qu'ils recherchent ; qu'il y aura des méthodes pour contrôler la qualité de l'information, et pour créer des liens plus efficaces entre les différentes masses de connaissances offertes par les différents médias.
À ce stade, l'Internet et les techniques qui lui succéderont présenteront les caractéristiques essentielles d'un ensemble massif de bibliothèques, où l'on pourra fureter, dans l'équivalent de rayonnages de bibliothèque, avec l'aide de l'équivalent électronique de bibliothécaires-référenciers. En bref, l'une des raisons importantes pour lesquelles les caractéristiques de l'Internet sont à ce point compatibles avec celles des universités est que certaines des principales capacités de l'Internet ressemblent aux capacités des bibliothèques de recherche universitaires, et les épousent. À l'instar de la bibliothèque de recherche et, dans une large mesure pour les mêmes raisons, l'Internet est un instrument d'étude extrêmement puissant. En fait, la bibliothèque et l'Internet sont vus de plus en plus comme un système unifié, offrant une énorme variété de matériaux, sous différentes formes, de sorte que données, textes, images et autres formes d'information sont immédiatement à la portée des étudiants et de leurs professeurs. Nous sommes en fait déjà bien engagés sur cette voie.
Si nous passons des bibliothèques aux programmes d'études, nous voyons que l'Internet a des capacités différentes : il peut offrir en ligne une mine d'ouvrages de référence pour les cours.
Par exemple, les traditionnelles « études de cas » qui figuraient dans les manuels de l'école d'administration des affaires sont déjà présentées différemment. J'ai revu récemment une étude de cas présentée grâce au nouveau support multimédia ; il s'agissait d'une petite fabrique de chaussettes en Chine, d'une entreprise appartenant à des intérêts américains, qui se heurtait à de graves problèmes de production et de distribution et qui perdait de l'argent beaucoup plus vite qu'elle n'en gagnait.
Les informations dont on disposait sur cette entreprise étaient une bande vidéo qui nous présentait l'usine, les ouvriers travaillant - ou ne travaillant pas - sur les machines, et des interviews de plusieurs cadres de différents niveaux de l'entreprise. Nous avions aussi des interviews d'ouvriers. On pouvait obtenir électroniquement des données détaillées sur la production et les approvisionnements, des états financiers et l'analyse officielle de ce qui n'allait pas dans l'usine.
Ce que l'on a pu constater, bien entendu, c'est que les interviews de différentes personnes donnaient une version totalement différente de ce qui n'allait pas, et les données ainsi recueillies étaient loin d'être concluantes. Le rapport officiel de l'entreprise ne faisait que compliquer le tableau. Les étudiants qui avaient pris ce cours devaient analyser non seulement un texte et des statistiques, mais aussi les poses, expressions et comportements - enregistrés sur bande vidéo - des différents cadres et des ouvriers.
Combien de problèmes de l'entreprise étaient essentiellement culturels, le directeur américain ne parlant pas chinois et ne pouvant communiquer avec les ouvriers que par le truchement d'interprètes ? Combien de ces problèmes étaient dus à des insuffisances humaines plus générales, au fait que l'entreprise était prisonnière d'un vaste appareil bureaucratique ? Dans quelle mesure les problèmes étaient liés à l'inefficacité interne, à une mauvaise organisation, et aux maladresses de la direction ?
Ce qui est si révélateur, dans les études de cas présentées de cette manière, c'est qu'elles peuvent mettre à jour un plus grand nombre d'éléments de la situation humaine et sociale et même opérationnelle et financière. Les étudiants sont amenés à examiner une représentation beaucoup plus vivante de la situation, qui est beaucoup plus proche de la réalité quotidienne d'une entreprise fonctionnant dans une culture donnée. Tout à coup, le cas examiné est perçu en trois dimensions, ou sous un jour multidimensionnel. Le spectateur doit faire appel à ses talents d'observateur de la nature humaine, d'analyste d'opérations, d'analyste financier et d'expert de la psychologie des entreprises.
L'Internet apparaît donc comme un instrument exceptionnellement utile à la création de nouveaux matériels didactiques soigneusement conçus, à plusieurs dimensions et d'une grande rigueur, supérieurs à bien des égards aux traditionnelles études de cas. Une fois encore, un important instrument des études universitaires, le cours et ses manuels, peut être aujourd'hui renforcé. Il peut, en l'occurrence, être considérablement amélioré grâce aux techniques de l'Internet. L'autre élément de compatibilité entre les méthodes de l'Internet et celles de l'université a trait à la communication elle-même. Nous savons que le constant échange d'idées et d'opinions entre étudiants et entre professeurs est l'une des plus anciennes et des plus importantes formes d'enseignement. On apprend en se parlant au laboratoire, au réfectoire, durant les ateliers et au dortoir. On lance un ballon d'essai, on discute, on débat, on conteste, et l'on trouve ainsi parfois la solution d'un problème délicat.
L'Internet permet à ce dialogue qu'est l'enrichissement par la conversation d'être transféré sous forme électronique aisément et en douceur. La communication peut se faire à toute heure, par-delà les distances, avec des personnes qui se trouvent sur le campus ou ailleurs. Des groupes d'étudiants peuvent travailler ensemble à un projet grâce à l'interaction en ligne ; les professeurs peuvent avoir des heures de bureau « électroniques » en plus de leurs heures de travail « réelles » ; et les maîtres de conférence peuvent être contactés pour des discussions par le biais de l'ordinateur après la classe. De toutes ces façons, avec son nombre illimité d'espaces électroniques, l'Internet permet de créer une importante tribune où l'un des processus éducatifs les plus essentiels - les discussions et débats animés - peuvent avoir lieu continuellement.
Il est également intéressant de noter que le niveau de participation des étudiants semble augmenter avec le recours à l'électronique. Les étudiants qui sont généralement rebutés par la salle de classe sont plus enclins à participer avec assurance aux discussions sur le réseau. Il ne faut pas s'imaginer que la communication électronique peut - ou devrait - se substituer au contact humain direct. Néanmoins, l'électronique présente certaines caractéristiques qui permettent d'élargir le champ, garantir la continuité, voire renforcer la qualité de certaines formes d'interaction, quand bien même certains aspects essentiels d'une véritable conversation font défaut à la communication par le truchement de l'Internet.
L'Internet pourrait bien avoir - quoique cela ne soit pas facile à détecter - un effet subtile, mais néanmoins important sur les rapports entre les étudiants, les professeurs et la matière des cours.
Je vais simplifier à l'extrême. L'évolution de l'enseignement et de l'étude s'écarte, depuis plus d'un siècle, du modèle établi qui faisait du professeur (ou d'un texte faisant autorité) la figure dominante - la source -, l'étudiant se contentant de recevoir.
Depuis déjà les années 1870, les nouvelles théories de l'éducation mettent l'accent non plus tant sur l'autorité du professeur en tant qu'enseignant, mais sur le rôle de l'étudiant en tant que participant, qu'apprenti, c'est-à-dire quelqu'un qui pose des questions, qui cherche à s'informer, qui débat des idées avec d'autres, et qui avance généralement pareil à l'enquêteur, à l'explorateur ou à l'expert en puissance.
Dans ce modèle, le professeur conserve une certaine autorité, mais le rôle des professeurs est de plus en plus de tirer les étudiants de leur cocon, d'orienter le débat sans vraiment le diriger, à moins que cela ne devienne nécessaire. Le professeur agence également la structure du programme, des cours et des travaux de classe. Mais les manuels ne sont plus traités comme des « textes faisant autorité » qui offrent des solutions immuables. Ils sont abordés sous un angle critique, et ils sont généralement construits de manière à permettre le contrepoint. Cette attitude donne inévitablement à penser que nombre de questions, même les plus importantes, restent ouvertes et non résolues, dans l'attente d'un débat et de réponses.
Il est donc tout à fait naturel que nous proposions, en cette fin de vingtième siècle - ce qui aurait été tout à fait radical il y a un peu plus de cent ans - que les étudiants soient livrés à eux-mêmes pour leurs études, appuyés cependant par les conseils constants de leurs professeurs et une forme appropriée d'enseignement à la Socrate.
Nous n'avons pas besoin d'approuver pleinement cette théorie de l'éducation pour voir qu'elle a en fait produit des résultats très palpables dans les collèges universitaires et les universités. Nous pouvons voir également pourquoi la structure et les processus fondamentaux des techniques de l'Internet paraissent si étroitement liées à la conception de l'éducation que je viens de décrire - et si compatibles avec elle. L'Internet demande, voire exige que l'usager s'engage, recherche l'information, puis gère ou manipule ce qu'il découvre, de façon à résoudre des problèmes, étayer une argumentation au moyen de preuves, et explorer de nouveaux territoires inconnus. Les étudiants doivent retrouver les liens entre les différentes sources. Ils peuvent facilement échanger des idées avec d'autres par courrier électronique. Ils demandent des commentaires et des critiques. Lorsqu'ils s'assoient devant leur ordinateur, ils veulent qu'il se passe quelque chose. Et en général, ils agissent ou poursuivent une idée plus qu'ils ne réagissent ou n'absorbent.
Ainsi, si l'on prend le recul voulu et que l'on regarde l'ensemble du tableau que je viens d'esquisser, je pense que l'on peut commencer à comprendre pourquoi l'Internet et, avec lui, les techniques qui lui succéderont, aura non seulement un profond retentissement sur la société en général à l'instar de la radio, du cinéma et de la télévision, mais pourquoi il a si rapidement et si profondément commencé à transformer certains aspects importants de l'enseignement supérieur, ce que les inventions qui l'ont précédé n'ont pas fait.
Comme j'ai essayé de le faire comprendre, l'ensemble des technologies que nous appelons aujourd'hui l'Internet a des pouvoirs très particuliers, notamment une aptitude unique à compléter, à renforcer et à améliorer nombre de nos approches traditionnelles les plus solides de l'enseignement et des études universitaires.
L'Internet est nouveau, il est différent de tout ce que nous connaissions jusqu'ici, et on a toujours raison de se méfier lorsque les choses changent si rapidement. Il nous faut trouver le rythme juste, afin d'en tirer les meilleurs résultats possibles pour l'enseignement. Nous devrons surveiller autant la qualité des informations offertes que les techniques elles-mêmes.
Il faut du temps et de l'argent pour créer des manuels de cours de première qualité. Il faut aussi de grandes compétences techniques et beaucoup de savoir de la part des professeurs. Il faudra du temps avant que l'on puisse naviguer aisément sur l'Internet et le Web, et avant qu'ils ne contiennent suffisamment d'ouvrages de qualité pour rivaliser avec nos plus grandes bibliothèques de recherche.
Mais ce jour arrivera, et alors, l'éducation s'en trouvera enrichie. Entre-temps, je pense que les universités ont le devoir de montrer la voie dans ce domaine, non pas tant par le progrès technologique en soi que par une utilisation imaginative et réfléchie des meilleures techniques afin de promouvoir un meilleur enseignement et un plus grand savoir.
Nous devons être prêts à faire aujourd'hui et au cours des dix à vingt prochaines années ce que nos prédécesseurs ont accompli à la fin du dix-neuvième siècle, quand ils ont pris la décision réfléchie de créer des bibliothèques universitaires de recherche à nulle autre pareilles, de nouveaux programmes d'études et de nouvelles méthodes didactiques. Cette tâche est à notre portée, et le moment est venu de nous y atteler.
Devrais-je terminer sur une note de prudence ? Je n'en vois qu'une : de bonnes données, de nouvelles informations et d'excellentes communications sont toutes d'une importance critique pour presque tout ce que nous faisons, à l'université et dans la vie. Mais elles ne peuvent se justifier par elles-mêmes, et elles ne sauraient constituer l'ingrédient essentiel de l'éducation.
Toute l'information au monde est vaine si nous ne pouvons l'utiliser avec intelligence et avec sagesse. En fin de compte, nous le savons, l'éducation est un processus fondamentalement humain. Elle n'a de sens que par les valeurs qui nous inspirent et par la signification de nos actions, et non pas simplement par l'information ou même la connaissance pure et simple. L'Internet ne nous dira pas ce que nous devons faire des individus et des sociétés qui ne peuvent y accéder. Il ne nous dira pas comment veiller à ceux qui sont laissés sur la touche, ou qui semblent déjà avoir perdu la bataille. Il ne nous montrera pas - pas plus que nos bibliothèques riches de tant d'ouvrages ne nous montrent - comment créer une société juste et humaine.
C'est pourquoi, quand nous nous penchons ici sur les effets de l'Internet sur la société, nous ne devons pas oublier ce que nous entendons par « société » : sur quoi voulons-nous avoir un effet et quel type d'effet voulons-nous avoir ? C'est la façon dont nous abordons ces questions de valeurs et d'aspirations et la façon dont nous songeons aux conséquences de nos choix sur les réalités de la vie humaine, de la vie de tous les humains, qui détermineront en dernière analyse l'efficacité de nos nouvelles technologies pour l'éducation, et pour les populations et les communautés à travers le monde.
L'USIS a obtenu la permission de reproduire,
de traduire et d'adapter le présent article et de le faire
paraître dans la presse étrangère. Sur la
page de titre, indiquer le nom de l'auteur et porter la mention
:
« Discours prononcé le 29 mai 1996 par M. Neil
Rudenstine, à l'université Harvard, lors de la
Conférence sur l'Internet et
la Société ».