La traite des ・res humains : cet esclavage qui nous entoure
Ann Jordan
Directrice de l'Initiative contre la traite des personnes
Groupe international des droits humains
Les organisations non gouvernementales, tel le Groupe international des droits humains, ont jou?un r・e de premier plan dans la sensibilisation mondiale ?la traite des personnes. Selon l'auteur du pr・ent article, des mesures importantes sont encore n・essaires pour prot・er les droits de l'homme de ceux qui en sont les victimes.
Depuis la fin du si・le dernier, le monde est t・oin de la croissance d'une nouvelle forme d'esclavage : le trafic des ・res humains. Les trafiquants des temps modernes qui s'y livrent traitent femmes, hommes et enfants comme des marchandises, les maltraitent, les vendent et leur font passer les fronti・es de la m・e mani・e que des drogues illicites ou des armes vol・s.
Les trafiquants ont de multiples visages. Ce sont des diplomates qui importent des travailleurs domestiques qu'ils maintiennent dans l'isolement et qu'ils forcent ?travailler dans leur r・idence.1 Ce sont des membres de r・eaux criminels organis・ qui am・ent les gens ?la prostitution forc・. Certains d'entre eux sont des hommes qui importent des femmes n・s ?l'・ranger, sous le pr・exte de les ・ouser, mais en r・lit?pour les maintenir en servitude et leur imposer des actes sexuels. D'autres sont des familles qui importent des hommes, femmes et enfants pour les forcer ?travailler dans leurs bureaux, leurs usines et leurs domiciles, et leur font subir des agressions physiques et sexuelles. Les trafiquants sont donc nos voisins et leurs victimes vivent parmi nous. Ils obligent celles-ci ?faire la cuisine pour nous dans les restaurants de quartier et dans leurs propres maisons, ?coudre nos v・ements ou ?cueillir des l・umes frais. Les victimes de la traite des personnes peuvent ・alement ・re l'・ouse d'origine ・rang・e d'un coll・ue ou la femme maintenue en isolement et forc・ de se prostituer dans un quartier paisible.
L'une des r・lit・ les plus complexes ?laquelle font face les personnes condamn・s par les trafiquants aux travaux forc・, ?l'esclavage ou ?la servitude est la tendance des pouvoirs publics du monde entier ?traiter ces personnes comme des criminels ou des travailleurs clandestins ind・irables plut・ que comme des ・re humains d・enteurs de droits. Les r・onses appropri・s, juridiques, politiques et pratiques, respectueuses des droits de l'homme, sont inad・uates dans le monde entier. Lorsque les victimes parviennent ?se lib・er de leurs ravisseurs, par leurs propres moyens ou avec l'aide d'autrui, c'est souvent pour redevenir victimes des autorit・ des pays o?elles ont ・?amen・s.
Un grand nombre de gouvernements refusent de consid・er que la traite des personnes constitue un probl・e dans leur pays ou ne sont pas dispos・ ?combattre ce probl・e ・ant donn?le haut niveau de corruption qui y est m・? Certains gouvernements consid・ent la traite des personnes comme une forme de migration clandestine comme les autres et emprisonnent ses victimes pour infraction aux lois de l'immigration ou du travail et les d・ortent. D'autres gouvernements s'int・essent uniquement ?la traite des personnes lorsqu'elle est li・ ?l'industrie du sexe et ignorent les infractions commises contre les personnes objets de ce trafic qui sont exploit・s dans d'autres secteurs. Les rares pays qui poursuivent les trafiquants traitent souvent les victimes comme des " t・oins jetables " et les d・ortent une fois que les autorit・ n'ont plus besoin de leur aide.
Le probl・e est aggrav?par le fait que tr・ peu de gouvernements ont ・uqu?leurs agents de l'immigration, enqu・eurs, procureurs et autres fonctionnaires sur la mani・e d'identifier les victimes possibles et r・lles de la traite des personnes. Les pouvoirs publics n'ont pas non plus insist?sur la n・essit?de se conformer aux normes juridiques internationales ni aux lois sur les droits civiques dans leur propre pays qui assurent la protection des droits des victimes.
Dans les pays qui passent ?l'action pour combattre la traite des personnes, les efforts portent principalement sur les poursuites judiciaires, le contr・e des fronti・es et la coop・ation transfrontali・e, efforts qui, ?eux seuls, ne permettront pas d'endiguer le flot montant de cette forme de criminalit? Les gens susceptibles d'・re en contact avec les victimes de la traite des personnes doivent comprendre ce trafic et en quoi il diff・e de la contrebande ; ils doivent ・alement comprendre que les traumatismes psychologiques subis par les victimes peuvent affecter leur coop・ation avec les autorit・, et qu'il est n・essaire de fournir aux victimes une assistance adapt・ et de prot・er leurs droits.
La communaut?internationale a r・emment pris des mesures pour que le crime de la traite des personnes soit universellement reconnu. Les pays signataires du nouveau Protocole visant ?pr・enir, r・rimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants 2 sont convenus que la traite des personnes est un grave probl・e international et une infraction p・ale distincte du trafic des migrants.3 La perspective moderne et progressiste du protocole refl・e la r・lit?de cette infraction dans toute sa complexit? : la traite des personnes englobe toutes les formes de d・lacement de personnes, qu'elles soient munies ou non de documents licites, dans un pays ou au-del?de ses fronti・es nationales, par n'importe quel moyen, pour les soumettre ?l'esclavage, aux travaux forc・, ou ?la servitude dans toutes sortes d'industries et de lieux.
Si le Protocole sur la traite des personnes constitue un immense pas en avant, il n'int・re toutefois pas pleinement les normes internationales en mati・e de droits de l'homme, qui garantissent ?toutes les personnes, m・e aux victimes de la traite sans documents, l'acc・ ?la justice et aux services fondamentaux tels que l'abri temporaire, les soins m・icaux et la nourriture. Il contient des dispositions qui accordent une certaine s・urit?physique aux victimes de la traite qui aident ?poursuivre les auteurs des infractions, mais les prestations de services et la protection des victimes sont laiss・s ?la discr・ion des autorit・, m・e si l'・at poss・e des ressources financi・es suffisantes ou a confisqu?les biens des trafiquants. Le Protocole n'exige pas que les autorit・ accordent un visa temporaire ou une autorisation de s・our permanente aux victimes lorsque les trafiquants qui s・issent dans leur pays d'origine posent de graves menaces pour leur s・urit? Les lois nationales doivent donc combler cette s・ieuse lacune de la part de la communaut?internationale qui n'affirme pas que les migrants et les victimes de la traite des personnes ont droit ?la protection de leurs droits de l'homme fondamentaux.
La nouvelle loi des ・ats-Unis sur la traite des personnes, ?savoir la Loi 2000 sur la protection des victimes de la traite des personnes et de la violence, constitue une ・ape positive dans la bonne direction.4 Elle accorde des protections substantielles aux victimes de la traite des personnes. Elle reconna・ toutes les formes de traite, travaux forc・, esclavage et servitude involontaire, et autorise l'attribution d'un visa temporaire et d'une autorisation de s・our permanente aux victimes qui sont dispos・s ?se conformer ?des demandes " raisonnables " en mati・e de collaboration avec les autorit・ et qui " subiraient un fort pr・udice et seraient expos・s ?un grave danger si elles retournaient chez elles ". Dans le cadre de cette loi, des permis de travail sont disponibles, un financement est accord?aux fournisseurs de services, une aide publique est autoris・ pour financer les programmes de pr・ention et d'assistance ?l'・ranger, et les fonctionnaires f・・aux apprendront ?identifier et ?prot・er les victimes de la traite des personnes. La loi est tr・ compl・e m・e si certaines lacunes subsistent.
Les membres du public et les responsables officiels concern・ ?tous les niveaux peuvent contribuer ?am・iorer le sort de ces victimes en s'effor・nt de mieux comprendre le probl・e et les lois et en identifiant, dans le cadre de leur travail et de leur vie quotidienne, les victimes vraisemblables. Ni le public ni les repr・entants des forces de l'ordre ne doivent s'attendre ?ce que les victimes de la traite des personnes se pr・entent imm・iatement, leur fassent confiance, ou soit dispos・s ?t・oigner contre les trafiquants tant que leur s・urit?et celle de leur famille n'auront pas ・?garanties. Les victimes de la traite des personnes ont ・?intimid・s, psychologiquement et physiquement, et forc・s ?se soumettre aux trafiquants. Elles pr・entent des traumatismes analogues ?ceux des victimes de la torture,5 mais se heurtent ?des obstacles diff・ents, par certains c・・, de ceux auxquels font face les victimes de la torture demandeurs d'asile. Les victimes de la traite des personnes ne comprennent pas leurs droits et ne sont pas en g・・al pr・ar・s ?rester dans le pays de destination. Elles sont ・alement d・orient・s et souvent incapables de comprendre la nature criminelle du traitement qui leur a ・?inflig? En cons・uence, les gens qui cherchent ?les aider ou ?recueillir des informations sur les trafiquants aupr・ des victimes de la traite doivent ・re extr・ement sensibles aux aspects psychologiques, culturels, voire sexuels lorsqu'il s'agit de femmes, de la victimisation afin de ne pas les victimiser derechef.
Le public, notamment le personnel m・ical et les membres des institutions religieuses et des associations locales, peuvent aider ?localiser et ?venir au secours des victimes de la traite des personnes, tout simplement en ・ant attentifs et en sachant quelles questions poser. Ils peuvent, par exemple, ・re attentifs aux signes de mauvais traitements et de conditions de travail forc?lorsqu'ils se rendent au domicile ou dans les entreprises des personnes qui utilisent des travailleurs immigrants non qualifi・ ou peu qualifi・. Malheureusement, il faut faire preuve de prudence lorsque l'on prend contact avec les forces de l'ordre, car dans de nombreux pays, c'est gr・e ?la corruption que beaucoup de trafiquants peuvent poursuivre leurs activit・. En cons・uence, il ne faudrait informer les autorit・ de ces pays qu'apr・ avoir consult?des organisations non gouvernementales (ONG) qui connaissent bien la situation locale en mati・e de traite des personnes.
Les fonctionnaires des services publics jouent un r・e particuli・ement important dans la d・ection de la traite des personnes, car leur travail les am・e souvent sur les sites possibles des infractions ou en contact direct avec les victimes ou victimes potentielles des infractions. Par exemple :
- Les employ・ consulaires qui accordent des visas (d'immigration) aux fianc・s ou aux employ・ domestiques pourraient fournir aux femmes des informations sur leurs droits dans le pays de destination et leur donner les noms d'ONG auxquelles elles pourraient s'adresser pour demander de l'aide au besoin. Ils pourraient ・alement examiner le contrat du travailleur domestique pour d・eler la pr・ence des signes caract・istiques du trafic de personnes, telles qu'une violation flagrante de la l・islation du travail. Les employeurs parties ?tels contrats sont souvent des trafiquants.
- Les agents de l'immigration au point d'entr・ et dans le pays devraient recevoir une formation pour poser les questions voulues aux victimes potentielles de la traite des personnes dans un environnement s・ et confidentiel. Avant d'interroger les victimes potentielles, ils devraient veiller ?les s・arer de leurs compagnons de voyage, qui sont peut-・re des trafiquants, faute de quoi il n'est gu・e probable qu'ils d・ouvrent la v・it? Les agents de l'immigration devraient avoir pour consigne de poser certaines questions appropri・s en cas de soup・ns ou de d・ouverte de faux documents. Les trafiquants forcent souvent les personnes trafiqu・s ?voyager avec de faux documents. Au point d'entr・ dans le pays, la victime ne sait pas n・essairement qu'elle est d・entrice de faux documents ou qu'elle fait l'objet d'un trafic. Il conviendrait aussi de communiquer aux victimes potentielles une liste des ONG qui peuvent leur venir en aide. Les agents travaillant dans ce domaine ne devraient pas pr・umer que tous les travailleurs des ateliers de mis・e sont tout simplement des malheureux exploit・ et des travailleurs en situation irr・uli・e qui doivent ・re d・ort・. Ils devraient poser des questions capables de provoquer des r・onses qui leur permettent de distinguer le travail sous-pay?du travail forc?
- Les inspecteurs du logement, inspecteurs agricoles et inspecteurs du travail, les ・uipes m・icales d'urgence, le personnel m・ical et autres agents des services publics peuvent faire preuve de vigilance lorsqu'ils rencontrent des immigrants qui travaillent ou vivent dans des conditions extr・es ou qui souffrent de troubles m・icaux graves non soign・, et en informer les autorit・ comp・entes qui enqu・eront sur la situation.
- La police, les enqu・eurs et les repr・entants du minist・e public qui sont au fait de cas de contrebande, d'infractions ?la l・islation du travail, et d'exploitation sexuelle concernant des immigrants devraient envisager l'・entualit?que ces personnes aient ・?les victimes de trafiquants et inclure les questions appropri・s dans le cadre de leurs enqu・es.
En dernier lieu, la coop・ation ?tous les niveaux du gouvernement est essentielle. Les pouvoirs publics devraient former des groupes de travail interorganisations de mani・e ?ce que tous les acteurs comp・ents coop・ent pour lutter contre la traite des personnes. Le groupe de travail, de m・e que chacun des services concern・, devraient forger des partenariats avec les ONG locales actives dans la lutte contre la traite des personnes et leur fournir une aide financi・e. Ni les pouvoirs publics ni les ONG agissant isol・ent ne peuvent mettre fin au trafic ; mais par des actions conjointes, ils ont le pouvoir requis pour r・uire dans des proportions significatives la libert?de manoeuvre dont jouissent actuellement les trafiquants, donner aux victimes potentielles les moyens de r・ister au trafic et adopter des lois, des politiques et des pratiques fond・s sur les droits qui permettent aux autorit・ de poursuivre et de punir les trafiquants et aux victimes de se remettre de leurs traumatismes dans un environnement s・ et respectueux de leur dignit?
Notes :
(1) Rapport du Conseil de l'Europe sur l'esclavage domestique, pr・ent??la Commission sur l'・alit?des chances pour les femmes et les hommes par le rapporteur John Connor (Doc. 9102, 17 mai 2001) Disponible ?: http://stars.coe.fr/doc/doc01/fdoc9102.htm
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(2) Protocole additionnel ?la Convention des Nations unies contre la criminalit?transnationale organis・ visant ?pr・enir, r・rimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (2000). Site internet : http://www.odccp.org/crime_cicp_convention.html#final. On trouvera ・alement sur ce site, entre autres, le texte de la Convention contre la criminalit?transnationale et la liste des pays signataires. Le texte des Travaux pr・aratoires (Interpretative Notes) (A/55/383/Add.1 Addendum) du Protocole, d'une importance cruciale, se trouve ?: www.odccp.org/crime_cicp_convention_documents.html. On consultera en particulier les commentaires concernant la d・inition de la traite des personnes. Retour au texte
(3) Le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel ?la Convention des Nations unies contre la criminalit?transnationale organis・ a ・alement ・?adopt? Retour au texte
(4) Selon la Loi am・icaine de protection des victimes de la traite, 18 USC sec. 1590 : " Quiconque recrute, accueille, transporte, fournit ou se procure sciemment, par quelque moyen que ce soit, une personne en vue de travaux ou de service en violation des dispositions du pr・ent chapitre " (servitude involontaire, esclavage, travail forc? est passible de peines d'amende ou de prison d'une dur・ pouvant atteindre 20 ans ou ?vie s'il y a eu enl・ement, agression sexuelle grave ou tentative de meurtre. Retour au texte
(5) Dans Impact of Trafficking Offenses on the Individual, Judy Okawa mentionne certains des effets de la torture ressentis par les victimes de la traite des personnes : troubles de stress post-traumatique, d・ression grave, honte accablante, sentiment de valeur personnelle d・ruit, dissociation, perte du sentiment de s・urit? peur chronique, anxi・?et phobies, et difficult・ ?parler de viol. Elle signale que les personnes victimes de la traite sont soumises ?de multiples types de torture (d'ordre physique, social, psychologique et sexuel) et de privations (hygi・e, nutrition, sant? sommeil et sensorielle). Judy Okawa, Ph.D., Programme pour les survivants des tortures et des traumatismes graves, Centre de services humains multiculturels, janvier 2001 (documents de conf・ence). Retour au texte
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Ann Jordan et le Groupe international des droits humains militent activement en faveur d'un renforcement des lois sur la traite des personnes et sur la protection des victimes.