LA CONTROVERSE AU SUJET DE LA DROGUE : PROHIBITION OU LÉGALISATION ?


    James Inciardi

    Le texte qui suit est le résumé d'une longue étude rédigée par l'auteur pour le compte de l'Agence d'information des États-Unis (USIA). Les points de vue exprimés dans l'article ci-après sont ceux de l'auteur et ne reflètent ni les opinions ni la politique de l'Agence d'information des États-Unis.

    Des extraits de cette étude ont paru dans le chapitre « Contre la légalisation de la drogue », de James Inciardi, du livre de cet auteur et d'Arnold Trebach intitulé Faut-il légaliser la drogue ? Débat sur la politique américaine (Washington, D.C. : American University Press, 1993).

    Les arguments en faveur de la légalisation de la drogue sont apparemment fondés sur la ferme conviction que la prohibition du cannabis, de la cocaïne, de l'héroïne et d'autres stupéfiants imposent des coûts beaucoup trop élevés tant sur le plan financier que sur le plan de la criminalisation et de l'atteinte aux droits civiques et aux libertés individuelles. Il se peut que cet argument général soit bien intentionné et qu'il paraisse parfaitement logique, mais je le trouve des plus discutables sur les plans historique, socioculturel et empirique, et visiblement naïf dans son interprétation des conséquences négatives qu'aurait la légalisation du commerce de la drogue. En contrepoint :

    1. Bien que l'application de la prohibition des stupéfiants n'ait pas été sans problèmes, elle semble avoir mis la plupart des gens à l'abri de ces substances. Des études faites parmi les lycéens et dans l'ensemble de la population montrent que la grande majorité des Américains n'utilisent pas de drogue, n'en ont jamais fait l'essai et ne sauraient pas où s'en procurer. Le nombre de personnes « en danger » de toxicomanie est donc considérablement plus bas qu'il ne l'est pour les drogues licites. Ou, pour exprimer cette idée différemment, disons qu'un grand nombre de gens seraient en danger s'ils pouvaient se procurer légalement les drogues actuellement illicites.

    2. La marijuana, l'héroïne, la cocaïne, le crack et autres stupéfiants ne sont pas des substances « douces ». Leurs effets sur la santé, les risques de dépendance ou d'abus sont considérables.

    3. De nombreuses preuves physiologiques, neurologiques et anthropologiques montrent que l'espèce humaine est à la recherche du plaisir. La plupart des gens le recherchent et, qu'il s'agisse de caféine, de nicotine, d'alcool, d'opium, d'héroïne, de marijuana ou de cocaïne, la drogue semble exercer un attrait universel et inéluctable. Elle a toujours existé et n'a épargné aucune culture. De plus, l'histoire et les recherches montrent que « la disponibilité crée la demande ».

    4. Le crack est particulièrement dangereux en raison de ses effets pharmacologiques et socioculturels. Étant donné qu'il procure l'extase, mais que ses effets sont de très courte durée, il fait courir des risques très élevés de dépendance. Son usage devient rapidement une obsession. Obtenir du crack devient beaucoup plus important que la famille, le travail, les responsabilités sociales, la santé, les valeurs, la pudeur, la moralité ou le respect de soi. En raison de sa composition chimique, sa fabrication est aisée et peu coûteuse et elle le demeurera, qu'il soit licite ou pas. L'un des avantages actuels de sa pénalisation c'est qu'on ne peut se le procurer facilement puisqu'il est illicite et, qu'en conséquence, très peu de gens l'utilisent.

    5. Les travaux de recherche publiés sur le dossier criminel des héroïnomanes et autres drogués montrent de façon convaincante que si la drogue a tendance à intensifier et à perpétuer un comportement criminel, elle est rarement à l'origine de la délinquance. En fait, il semble que la carrière criminelle de la majorité des délinquants toxicomanes était bien établie avant qu'ils ne commencent à consommer de la cocaïne ou d'autres drogues dures.

    6. Il ressort d'un grand nombre d'études qu'il existe une prédisposition à la toxicomanie. Toutes sortes d'influences suscitent et régissent l'utilisation et la recherche de la drogue. La toxicomanie est un désordre de toute la personne, elle affecte de façon plus ou moins prononcée le comportement physique et psychique de l'individu. La plupart des toxicomanes souffrent de problèmes cognitifs, de dysfonctionnement psychologique ; leur façon de raisonner est irréaliste ou confuse ; leurs valeurs sont faussées et leurs aptitudes scolaires ou professionnelles déficientes. L'abus de la drogue est donc leur réaction à une série de troubles d'ordre social et psychique. C'est pourquoi le traitement devrait avoir pour objectif « l'insertion » des drogués dans la société plutôt que leur « réinsertion ». Alors que la réinsertion implique le retour à un mode de vie préalablement connu et peut-être oublié ou rejeté, l'insertion implique l'acquisition d'un mode de vie productif accompagné du sens des responsabilités.

    7. L'ordre des priorités de la guerre contre la drogue peut être modifié. J'estime que la répression est nécessaire, mais que notre politique actuelle y accorde trop d'importance. Une partie des fonds prévus pour la répression devrait être consacrée à des programmes thérapeutiques dans le cadre de la justice criminelle.

    8. La lutte contre la drogue devrait continuer à relever de la justice criminelle pour d'excellentes raisons. Les statistiques du projet de « Prévisions sur l'usage de la drogue » montrent clairement que la majorité des personnes arrêtées dans les zones urbaines ont des activités liées à la drogue. De plus, il ressort clairement de travaux de recherche récents que le traitement de la toxicomanie est non seulement efficace, mais que c'est la cure imposée par l'autorité judiciaire qui donne les meilleurs résultats du fait que sa durée est généralement plus longue que celle des traitements volontaires. Il faudrait donc plus souvent obliger les toxicomanes dont les délits sont liés à la drogue à suivre une cure de désintoxication.

    9. Étant donné que la guerre à la drogue va se poursuivre, il convient d'humaniser le recours à l'appareil judiciaire pénal. La meilleure façon d'y parvenir consiste à recourir à l'action thérapeutique plutôt qu'à l'incarcération et, pour ceux qui échouent en prison, à un traitement prodigué en milieu carcéral.

    Ceci dit, qu'allons-nous faire maintenant ? La poursuite de la controverse sur la légalisation de la drogue a-t-elle une utilité quelconque ? Les deux camps paraissent figés, peu disposés à s'accorder des concessions mutuelles. Le gouvernement des États-Unis n'est pas près de légaliser la drogue, tant s'en faut, et en tout cas, sûrement pas avant le siècle prochain. Alors, à quoi bon consacrer tant de temps, d'argent, d'efforts intellectuels et de passion à une entreprise aussi chimérique ? Indépendamment de ses aspects positifs et négatifs, la thèse de la légalisation est une proposition problématique visant à faire face à une situation très complexe.

    Enfin, trop de souffrances résultant de la toxicomanie sont négligées. Un grand nombre de questions s'y rapportant méritent d'être discutées, débattues et portées à l'attention du Congrès des États-Unis et de la Maison-Blanche. La multiplication des centres de traitement de la toxicomanie, l'abolition des lois prévoyant la poursuite en justice des femmes enceintes qui se droguent et de celles interdisant les programmes d'échanges de seringues, et un recours plus fréquent aux cures de désintoxication des drogués plutôt qu'à leur incarcération sont autant de propositions qui méritent d'être étudiées et soutenues. La légalisation de la drogue n'en est pas une. C'est un argument qui ne mène nulle part.

    James Inciardi est professeur et directeur du Centre d'études sur la drogue et l'alcool à l'université du Delaware.

    Dossiers mondiaux
    Revues électroniques de l'USIA,volume 1, numéro 7, juillet 1996