LA MONDIALISATION DU COMMERCE AGRICOLE


    Interview de M. Keith Collins
    Économiste principal au ministère de l'agriculture des États-Unis

    Les effets de la nouvelle loi sur l'agriculture viendront, d'une part, du fait que les subventions de l'État seront complètement indépendantes des décisions que prendront les agriculteurs en matière de superficies cultivées et, d'autre part, du très petit nombre de restrictions quant au type de cultures qu'ils pourront produire, déclare Keith Collins, économiste principal au ministère américain de l'agriculture. « Les agriculteurs, dit il, réagiront complètement aux signaux du marché, ce qui est la meilleure façon de promouvoir la rentabilité de leurs exploitations et par conséquent leur compétitivité sur le marché mondial. »

    Mais la sécheresse a détruit près de 50 % de la récolte américaine de blé d'hiver durant la campagne 1995-96, ajoute M. Collins, soulignant que le ministère de l'agriculture prévoit une baisse de 25 % des exportations américaines de blé en 1996-97.

    Cette interview a été réalisée par Mme Jeanne Holden, journaliste économique de l'USIA.

    Question - Comment la nouvelle loi américaine sur l'agriculture va-t-elle affecter notre production, cette année et à long terme ?

    M. Collins - La nouvelle loi contient deux dispositions fondamentales qui affecteront la production future des États-Unis. La première est l'élimination des programmes annuels de réduction des surfaces cultivées, qui exigeaient que les agriculteurs laissent en jachère une partie de leurs terres pour équilibrer l'offre et la demande. La seconde est la latitude qui leur est laissée dans le choix des cultures. Précédemment, si les agriculteurs cultivaient certaines plantes ou produisaient des quantités trop importantes d'une denrée agricole prévue par le programme, ils perdaient leurs subventions, alors que maintenant, ils pourront cultiver pratiquement n'importe quoi et dans n'importe quelle proportion et continuer à en recevoir. Ces clauses étant plus orientées vers le marché que la loi antérieure, nous constaterons probablement une légère augmentation de la production globale. Les producteurs pourront changer de cultures beaucoup plus facilement d'une année sur l'autre, quand les prix changeront, ce qui pourrait avoir une influence stabilisatrice sur les marchés.

    Dans quelle mesure cette loi affectera-t-elle les superficies cultivées ? C'est difficile à dire. Les États-Unis ont un programme prévoyant la mise en jachère de terres fragiles sur le plan de l'environnement, dans le cadre de contrats d'une durée de dix ans. La loi de 1996 sur l'agriculture fixe la superficie maximum de ces réserves à 14,6 millions d'hectares et donne aux agriculteurs la possibilité, dans certaines conditions, de mettre en culture une partie de ces terres avant l'expiration de leur contrat. Mais les agriculteurs auront également la possibilité de mettre des terres en jachère. On ignore dans quelle mesure les nouvelles terres mises en jachère remplaceront les terres mises en culture. Mais du fait de la forte demande sur le marché mondial et étant donné que nous voulons que ce programme vise strictement les terres fragiles sur le plan de l'environnement, il est probable qu'il y aura davantage de terres cultivées à l'avenir. Le prix des céréales étant élevé, nous nous attendons que davantage de terres seront consacrées à la production de céréales, à l'exception du riz. La loi de 1996 sur l'agriculture élimine les clauses faisant obligation aux agriculteurs de planter une certaine superficie en riz pour pouvoir bénéficier de subventions. La production de riz devrait donc baisser sensiblement dans des régions comme le Texas et le sud de la Louisiane où le coût à la production est supérieur au prix du marché. Cela signifiera probablement une diminution des exportations américaines de riz. La culture du riz n'est pas importante aux États-Unis. Elle représente en effet un pour cent des 130 millions d'hectares consacrés aux principales cultures.

    Question - Vous attendez-vous à ce que ces changements apportés au programme agricole américain affectent l'offre et la demande mondiales et dans quelle mesure ?

    M. Collins - Nous nous attendons à un accroissement de la demande et à un resserrement de l'offre, que ce soit dans le cadre de la loi de 1990 ou de celle de 1996. De toute façon, il est peu probable que nous recourions à des programmes de mise en réserve des terres. Nous ne pensons donc pas que les nouveaux programmes aient une grosse influence sur l'offre et la demande mondiales. Les effets de la nouvelle loi viendront, d'une part, du fait que les subventions de l'État seront complètement indépendantes des décisions que prendront les agriculteurs quant aux superficies cultivées et, d'autre part, du très petit nombre de restrictions quant au type de cultures qu'ils pourront produire. Ceux-ci réagiront complètement aux signaux du marché et c'est la meilleure façon de promouvoir la rentabilité de leur exploitation et par conséquent leur compétitivité sur le marché mondial. Cela devrait donner à nos agriculteurs un avantage sur les exportateurs des autres pays.

    Question - L'accord du cycle de l'Uruguay va-t-il occasionner des changements dans la production agricole des autres pays tandis qu'ils adapteront leurs programmes agricoles intérieurs à une plus grande orientation vers le marché mondial et à un plus grand accès à ce marché ?

    M. Collins - De nombreux pays produisent déjà des denrées agricoles pour lesquelles ils jouissent d'un avantage comparatif. Nous allons donc assister à quelques changements résultant de l'accord d'Uruguay, mais ces changements ne seront pas nombreux. L'ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) fournit un bon exemple de cette évolution. Le Mexique achètera davantage de maïs aux États-Unis dans les années qui viennent parce que les États-Unis sont un producteur de maïs bien plus efficace que le Mexique. En échange, il est probable que ce pays augmentera sa production et ses exportations de fruits et légumes.

    Une autre conséquence importante du cycle de l'Uruguay sera la discipline qui s'exercera dans l'utilisation des subventions à l'exportation. Ainsi, avec la réforme de sa politique agricole commune, l'Union européenne ne peut plus subventionner ses exportations autant qu'autrefois, si bien qu'elle limite sa production de deux importants produits d'exportation, les produits laitiers et le blé. Nous assistons donc, un peu partout dans le monde, à des variations de la production du fait de la diminution des subventions à l'exportation de la production excédentaire.

    Question - Quelles sont les perspectives de l'offre et des prix agricoles pour l'année qui vient ? Y aura-t-il un allégement des prix pour les pays qui importent des denrées alimentaires ?

    M. Collins - Le monde est entré dans la saison 1995 avec des stocks réduits et une offre plus serrée à la suite de la sécheresse qui a sévi en Australie en 1994, où la récolte a été réduite de 50 %. En outre, en 1995, la récolte des États-Unis a été faible et la demande mondiale très forte. Lorsque la saison agricole de 1995-96 a pris fin, le 1er juin 1996, les États-Unis avaient l'un des stocks de blé les plus bas de leur histoire. De ce fait, les prix ont été très élevés. Les agriculteurs ont reçu en moyenne 4,50 dollars par boisseau pour leur récolte de 1995, ce qui est un record.

    Il faudrait donc que nous ayons de bonnes récoltes en 1996. Malheureusement, nous n'avons pas pris un très bon départ aux États-Unis. Cet hiver, cinq importants États des plaines du Sud ont eu la pluviosité la plus faible qui ait été enregistrée depuis que nous avons des statistiques, c'est-à-dire depuis 1898. De ce fait, près de 50 % de la récolte américaine de blé d'hiver est jugée mauvaise ou très mauvaise, et elle sera considérablement réduite. Par ailleurs, les semailles du blé de printemps ont été retardées en raison du temps froid et humide qu'ont connu les plaines du Nord. Nous espérons que notre récolte de printemps sera bonne, mais le blé d'hiver constitue habituellement les trois quarts de notre production totale de blé. Nous prévoyons donc une récolte totale de blé de 2,1 milliards de boisseaux en 1996, soit 350 millions de moins que nous n'en aurions obtenu si les conditions météorologiques avaient été normales. L'offre totale, c'est-à-dire la production plus les stocks restants de la récolte de l'année dernière - sera inférieure d'environ dix pour cent au niveau de l'an dernier, qui était déjà bas.

    Nous n'allons donc pas pouvoir satisfaire, en 1996/97, une demande du niveau de celle de l'année dernière. L'offre étant insuffisante, nos exportations diminueront d'environ 25 %, passant de 1,3 milliard de boisseaux en 1995-96 à 975 millions en 1996-97. En revanche, les conditions météorologiques ayant été excellentes dans l'hémisphère nord, sauf aux États-Unis et au Canada, nous nous attendons à une importante augmentation de la production de blé des autres pays.

    Question - Combien de temps les cours mondiaux des céréales vont-ils rester élevés et l'offre mondiale faible, et pourquoi ?

    M. Collins - Nous nous attendons que le cours du blé à la production, pour la récolte 1996-97, atteindra un nouveau record et se situera en moyenne à 5,00 dollars le boisseau, comparé à 4,50 dollars l'année passée. Avant que nous ne sachions que les rendements de blé d'hiver de l995 et 1996 allaient être bas, nous pensions que le prix moyen du blé serait de 3,50 dollars en moyenne. Si bien que nous sommes passés de 3,50 à 5,00 dollars le boisseau. Au-delà de 1996-97, l'offre mondiale étant actuellement si faible, il faudra deux ans pour qu'elle atteigne de nouveau ce que l'on peut considérer comme un niveau normal. Si bien que des prix supérieurs à la moyenne pourraient bien persister pendant deux ans au-delà de 1996-97.

    Mais les marchés agricoles se comportent parfois bizarrement. Ils peuvent évoluer très rapidement. Si, une année, tout le monde obtient une récolte record, les prix chuteront aussi rapidement qu'ils ont augmenté.

    Question - Combien de temps les réserves américaines de céréales fourragères vont-elles rester basses et comment cela affectera-t-il les approvisionnements américains en viande de boeuf ?

    M. Collins - Le maïs est absolument capital pour les éleveurs de bétail et de volaille des États-Unis. Pour la saison 1995-96, qui se terminera le 1er septembre, nous nous attendons à avoir les stocks de maïs les plus bas, en pourcentage d'utilisation, que nous ayons eus en 60 ans : un approvisionnement pour 13 jours. Cette situation très difficile se reflète dans les cours du maïs, qui sont actuellement le double de ce qu'ils étaient l'an dernier. La bonne nouvelle est que cela va stimuler la culture du maïs. Si les rendements sont normaux cet été, nous reconstituerons nos stocks et les cours du maïs atteindront de nouveau un niveau normal. Dans le cas contraire, l'élevage du bétail et de la volaille connaîtra de graves difficultés financières et sera menacé.

    L'augmentation des cours du maïs a entraîné une augmentation spectaculaire du prix des céréales fourragères et nous avons assisté à un accroissement de l'abattage du bétail. Les cours du bétail ont énormément baissé, de 20 % à 35 % selon le type de bétail. C'est pourquoi le président Clinton a pris des mesures, au printemps, pour stabiliser les cours du bétail. L'une d'elles a consisté à laisser le bétail paître sur les 14,6 millions d'hectares de terres mises en réserve pour la conservation des ressources naturelles. Cela devrait fournir un approvisionnement en plantes fourragères qui permettra aux éleveurs de ne pas abattre les animaux employés à la reproduction. L'abattage des reproducteurs entraînerait une nouvelle diminution de l'offre de viande de boeuf et une augmentation bien supérieure des prix à la consommation, en 1997 et au-delà. Le problème consiste à aider l'industrie du bétail à faire la soudure jusqu'à la fin septembre, c'est-à-dire jusqu'à la prochaine récolte de maïs.

    Question - Selon les experts, la faiblesse de l'offre agricole est en grande partie imputable à la croissance de la demande mondiale. D'où vient cette croissance ?

    M. Collins - La demande à l'importation a été très forte en 1995-96, en dépit du prix élevé des céréales. Mais la destination des céréales a changé au cours des dix dernières années. L'ex-Union soviétique, qui était l'un des principaux importateurs de céréales, n'en importe presque plus à l'heure actuelle. La Chine l'a remplacée en tant que gros importateur. Mais la principale source de cette augmentation est l'Asie, où la demande de toutes sortes de produits - pas seulement les céréales, mais les fruits, les légumes et la viande - s'est accrue.

    La différence entre la demande actuelle et future et celle des vingt dernières années est due à de nombreux facteurs. Premièrement, l'Asie et l'Amérique latine enregistrent une forte croissance économique. Deuxièmement, cette croissance est concentrée dans les zones urbaines, qui sont des centres d'importation. Le taux d'accroissement des revenus est bien plus élevé dans les villes que dans l'ensemble du pays. Il y a aussi le développement de la classe moyenne dans de nombreux pays. Il y a l'occidentalisation des régimes alimentaires des habitants de nombreux pays d'Asie, changement encouragé par la vente au détail de produits comme le Coca-Cola, par les restaurants McDonald et par les supermarchés. Il y a eu également une amélioration des installations portuaires, des moyens de réfrigération et de l'infrastructure, non seulement pour l'importation des produits en vrac, mais pour celle des produits transformés dont la valeur est supérieure. Et le taux de change du dollar a été plutôt favorable. À tous ces facteurs, il convient d'ajouter la libéralisation du commerce résultant non seulement de l'accord d'Uruguay, mais de négociations bilatérales qui ont ouvert marché après marché, qu'il s'agisse de pommes pour le Japon ou de viande de boeuf pour la Corée.

    Collectivement, tous ces facteurs ont transformé le marché mondial. Si aucun changement abrupt n'intervient dans l'un quelconque des pays dominants, les conditions de base laissent présager que le fort accroissement de la demande se poursuivra.

    Question - La nouvelle loi sur l'agriculture protégerait les agriculteurs des effets des embargos imposés pour protéger une offre intérieure limitée. Etant donné la faiblesse actuelle de leurs réservces céréalières, se peut-il que les États-Unis limitent leurs exportations de céréales ?

    M. Collins - Je ne le prévois pas. Il existe une opposition pratiquement unanime, au sein du gouvernement Clinton et au Congrès, à un embargo sur les exportations agricoles. De tels embargos ont été imposés dans les années 1970 et 1980 et toutes les études montrent qu'ils sont allés à l'encontre du but recherché. Un grand nombre de gens pensent qu'ils ont entraîné une perte permanente d'une part du marché de produits tels que le soja. Il existe un certain nombre de mesures de protection, et pas simplement dans la loi sur l'agriculture, qui rendraient un tel embargo très coûteux pour les États-Unis. Un élément de dissuasion encore plus puissant est le tort que les embargos précédents ont causé à l'agriculture américaine. Jusqu'ici, cette année, le marché a fait du bon travail en ce qui concerne la répartition de stocks insuffisants, et je pense que nous allons continuer à le laisser faire.

    Perspectives économiques
    Revues électroniques de l'USIA,Volume 1, numéro 6, juin 1996