Germain Denis
Directeur exécutif du Conseil international du
blé
Avant d'arriver au Conseil international du blé (CIB) en septembre 1995, M. Germain Denis avait présidé les dernières réunions des négociations d'Uruguay sur l'agriculture. Le CIB prépare des analyses indépendantes des marchés céréaliers mondiaux et offre une tribune de discussion et de consultation aux pays exportateurs et importateurs. Quelque 45 pays céréaliers, représentant 90 % des exportations et 65 % des importations céréalières mondiales, participent aux activités du CIB. Le secrétariat du CIB, à Londres, administre les Conventions sur le commerce des céréales et sur la sécurité alimentaire.
Ce n'est pas une année comme les autres pour le secteur céréalier mondial. L'offre et la demande de céréales sont en équilibre précaire et la manière dont les producteurs et les pouvoirs publics réagiront aux conditions du marché aura des conséquences à long terme sur la stabilité du marché, la sécurité alimentaire et la poursuite de la libéralisation du secteur céréalier.
Il faut remonter d'une génération pour trouver des cours mondiaux aussi élevés et des approvisionnements aussi réduits pour le blé et les céréales secondaires et il est probable que cet état de choses va encore durer quelque temps. La communauté internationale est dans l'expectative. Les pays exportateurs vont-ils commencer à reconstituer leurs stocks dans un nouveau cadre d'échanges mondiaux moins faussés par les incitations des pouvoirs publics ?
Les exportateurs de céréales sont sous haute surveillance. Compte tenu de la contraction mondiale des stocks céréaliers, vont-ils honorer leurs engagements commerciaux ou vont-ils au contraire restreindre leurs exportations au profit des consommateurs nationaux et aux dépens des consommateurs étrangers ?
Le marché céréalier international va vers plus de privatisation, de décentralisation et de déréglementation à mesure que les réformes de la politique agricole prennent effet. Les économies céréalières de Russie et des États nouvellement indépendants (ENI) devraient commencer à récolter les fruits de leurs douloureuses réformes du marché. La nouvelle législation agricole américaine pourrait aussi donner naissance à une « révolution de liberté agricole » qui accélérerait cette évolution.
La bonne tenue du marché devrait permettre aux producteurs de tirer la majeure partie de leur revenu des recettes du marché ce qui aurait pour effet de rétablir les valeurs marchandes réelles au niveau mondial. Les réformes des échanges agricoles fondées sur le marché profiteraient à la fois aux producteurs et aux contribuables.
Cette année est la première année complète de la mise en oeuvre du Programme de réforme des échanges agricoles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ainsi que de la Convention de 1995 sur le commerce des céréales du Conseil international du blé (CIB), et de grands pays céréaliers comme la Chine cherchent à entrer et à l'OMC et au CIB.
Le Sommet sur la sécurité alimentaire mondiale de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) se tiendra à Rome, du 13 au 17 novembre 1996, dans une atmosphère de crise imminente au plan de l'approvisionnement céréalier des pays en développement. Depuis vingt ans, la disponibilité de l'aide alimentaire n'a jamais été aussi faible du fait des graves contraintes budgétaires des pays donateurs. Le rôle de premier plan que joue depuis longtemps le secteur céréalier dans l'aide alimentaire (il y contribue pour près de 80 %) et les intentions des pays donateurs au plan des besoins alimentaires des pays en développement à faible revenu, sont sous haute surveillance.
Perspectives du marché céréalier
L'attention du monde entier est fixée sur les perspectives de production du blé et des céréales secondaires. Le CIB estime que la récolte mondiale de blé tournera autour de 560 millions de tonnes pour la campagne 1996/7. Cette légère reprise de la production, en hausse d'environ 4,5 % par rapport à 1995/96, ne permettra guère de reconstituer les stocks mondiaux compte tenu d'une petite augmentation de la consommation. L'équilibre entre l'offre et la demande de blé restera donc très précaire dans le court terme.
Il est difficile d'estimer le prix d'équilibre du blé dans le plus long terme. Son niveau (subventionné) le plus bas a été de 70 dollars la tonne en 1993 et son maximum (non ajusté) de 230 dollars la tonne a été enregistré au début de 1974 (en termes réels, il variait entre 474 et 600 dollars la tonne en fonction de la qualité et de l'origine). Cependant, au cours de la dernière décennie, les interventions gouvernementales avaient tellement faussé les échanges céréaliers mondiaux que lorsque l'ajustement s'est fait l'année dernière, l'augmentation de prix a été rapide et brutale.
La confusion de ces signaux a été aggravée par la baisse importante de la consommation et de la production d'aliments pour animaux en Russie et dans les autres ENI. Les signaux du marché ont encore été obscurcis par le fait qu'une partie croissante du commerce céréalier se fait maintenant sous une forme « plus évoluée », notamment de produits dérivés d'animaux nourris au maïs. Ainsi, même si le commerce céréalier semble avoir été relativement statique en volume ces dernières années, on pense que les marchés céréaliers mondiaux, qui étaient structurellement excédentaires, sont maintenant tirés par la demande.
Deux autres faits vont contribuer à façonner le commerce mondial des céréales du prochain siècle. D'abord, les pays en développement vont être la force dominante pour ce qui est de l'expansion du blé et des céréales secondaires. Ensuite, l'Asie va bientôt importer la moitié des ses céréales, et la majorité de ses achats se feront aux conditions commerciales normales.
Quelque 120 pays en développement, dont par exemple l'Indonésie et son importante population, ne produisent que peu ou pas de blé et représentent plus d'un tiers des importations mondiales de blé. Il y a six ans, leurs importations se montaient à 20 millions de tonnes; cette année, elles seront de près de 30 millions de tonnes. Les importations annuelles de céréales de ces pays augmentent actuellement de plus de 1,5 million de tonnes par an, au rythme de leur expansion démographique et de la montée de la consommation par habitant.
Les importations de blé des autres pays varient considérablement, en fonction de leur production annuelle. De grands pays comme l'Inde et la Chine ont surpris dans la mesure où ils ont pu accroître leurs rendements plus qu'on ne s'y attendait, mais ils ont peut être atteint le maximum de leurs capacités. On prévoit que le potentiel de production de ces deux pays et de beaucoup d'autres pays en développement va être dépassé par la montée de la consommation, ce qui va amener une augmentation sensible du commerce mondial du blé, de l'ordre de 2 % par an.
Le bilan de la campagne 1996/97 des céréales secondaires va dépendre en grande partie de la prochaine récolte de maïs aux États-Unis. À l'heure actuelle, vu l'importance de la consommation intérieure et la forte tenue des exportations, il faudra que la récolte américaine soit très importante pour reconstituer les stocks dont le niveau a considérablement fléchi cette année.
Le commerce des céréales secondaires est très concentré sur les marchés asiatiques en pleine expansion des animaux sur pied ; la Chine devrait par exemple importer du maïs, à hauteur de 10 à 15 millions de tonnes d'ici 2005.
L'Afrique australe est une région où l'on s'attend à voir une amélioration considérable de la production de céréales secondaires. Après la sécheresse de l'année dernière, on prévoit que les récoltes de maïs et des autres céréales alimentaires de base seront sensiblement plus importantes dans plusieurs pays qui vont donc probablement réduire leurs importations en 1996/97.
Les futurs flux de céréales fourragères en provenance de pays qui exportent à la fois des céréales et des produits à base de viande dépendront de l'expansion des exportations de viande dans plusieurs grands marchés d'Asie et d'ailleurs. Cela explique en partie l'utilisation plus grande que prévue du maïs aux États-Unis. De même, on a vu une expansion du traitement des céréales importées dans plusieurs pays d'Asie où elles sont transformées, à des fins d'exportation, dans toute une gamme de produits alimentaires comme les pâtes.
Pour ce qui est de la Russie et des Républiques voisines, qui ont augmenté leurs importations de céréales pendant la crise alimentaire mondiale des années 70, on n'a pas encore une idée bien claire de leur nouvelle situation au plan des céréales. L'ère des achats massifs organisés par le pouvoir central semble faire place à des modalités d'échanges plus sensibles aux coûts économiques et de transport. Ces modifications pourraient déboucher, par exemple, sur une plus grande pénétration du marché de l'Orient et sur une plus grande fluidité des échanges entre les ENI.
Directives pour un marché libre
La disparition des gros excédents coûteux suscités par les pouvoirs publics si tôt après la mise en place de la Réforme des échanges agricoles par l'OMC devrait faire disparaître les inquiétudes de certains pays producteurs de céréales quant aux conséquences de la libéralisation du marché céréalier. En fait, cela devrait leur montrer qu'il est possible de mettre en oeuvre des réformes intérieures de la politique céréalière sans que les prédictions pessimistes de l'impact de la libéralisation du commerce se réalisent.
On peut espérer que la stabilité des marchés céréaliers sera plus durable si elle se fonde plus sur les forces de la concurrence que sur l'importance des subventions aux exportations et des restrictions d'importations. À l'heure actuelle, la plus grande partie des échanges mondiaux de blé et de céréales secondaires se fait dans un contexte de stocks minimums dans les grands pays exportateurs. Dans ces conditions, le fait que les importateurs peuvent compter sur un approvisionnement fiable en céréales, à des prix concurrentiels, constitue un des avantages les plus tangibles du commerce international des céréales. Le maintien des flux commerciaux stables et ouverts de céréales est partie intégrale de l'amélioration de la sécurité alimentaire mondiale.
Certaines régions peuvent produire des céréales efficacement et en quantités supérieures à leurs besoins alors que d'autres doivent compter sur un approvisionnement extérieur sûr et suffisant. C'est pourquoi l'amélioration de la stabilité du marché et de la sécurité alimentaire mondiale doit se fonder sur des flux internationaux stables et ouverts de céréales. Les signaux du marché doivent se faire sentir, par l'intermédiaire des chaînes d'importation et d'exportation, dans les pays importateurs et exportateurs aussi bien lorsque les rapports entre l'offre et la demande sont tendus que lorsque les marchés sont plus souples.
Si les importateurs n'ont pas accès aux stocks céréaliers mondiaux commercialement disponibles, il sera difficile d'empêcher certains pays de maintenir des ratios élevés de production-importation à des fins de sécurité alimentaire. Cela se passe même dans les pays dépendant considérablement de leurs échanges extérieurs pour leur croissance et leur prospérité. Si les exportateurs céréaliers ne sont fiables pas, il sera difficile d'en empêcher certains d'utiliser les arguments légitimes de la sécurité alimentaire pour résister à l'ouverture des marchés.
À mesure que les obstacles à l'accès aux marchés des céréales et des produits céréaliers vont tomber, et que l'économie céréalière va se mondialiser et s'articuler de plus en plus sur le marché, il va devenir de plus en plus important de calmer les inquiétudes en matière de stabilité et de sécurité alimentaire. Et cela n'est nulle part plus vrai qu'en Extrême-Orient où, dans certains cas, plus de 50 % du blé et des céréales secondaires sont importés.
Même en Chine, l'autosuffisance alimentaire nette n'est plus considérée comme un objectif réaliste. À long terme, si la Chine venait à importer, par exemple, 10 % de ses besoins en produits alimentaires et fourragers, cela équivaudrait à la part du marché actuelle du Japon, le plus gros importateur céréalier mondial. Plus simplement, le développement de l'économie céréalière chinoise est extrêmement important pour le marché céréalier mondial, et vice versa.
Il importe que nous arrivions à stabiliser les flux commerciaux et à augmenter la production pour que nous ne nous trouvions pas acculés à une crise du marché céréalier mondial. Dans la mesure où les pays en développement sont la grande force motrice du commerce mondial du blé et des céréales secondaires, une crise du marché alimentaire causée par les besoins de ces pays aurait sans aucun doute pour effet de faire encore monter la facture de leurs importations. Dans la perspective du marché céréalier, la faible rentabilité des exportations de blé d'il y a quelques années n'était pas soutenable à long terme pour faire que la production augmente suffisamment pour satisfaire la montée de la demande.
Trois facteurs sont essentiels pour assurer la sécurité alimentaire à plus long terme des pays en développement :
- En tant que consommateurs, les pays en développement doivent pouvoir dégager des recettes suffisantes en devises sur les marchés mondiaux pour acheter la nourriture dont ils ont besoin, même à des prix mondiaux relativement élevés. Il faut donc que les marchés mondiaux restent ouverts à leurs exportations. Les pays en développement doivent pouvoir compter sur la fiabilité, à des prix concurrentiels, des fournisseurs étrangers de produits alimentaires pour ce qui est des stocks minimum et ils doivent aussi être certains qu'ils pourront avoir accès à ces approvisionnements.
- En tant que producteurs, les pays en développement doivent faire passer efficacement les signaux du marché aux exploitants agricoles pour qu'ils puissent par exemple accroître leur production. En pratique, l'expansion des marchés intérieurs des pays en développement suffira pour absorber la croissance de leur production céréalière. Il importe également d'étudier les désincitations à l'augmentation de la production agricole qui existent dans certains pays du fait des subventions à la consommation.
- Les pays en développement qui sont particulièrement sensibles aux incertitudes des marchés internationaux doivent ériger en priorité l'établissement de capacités de stockage adéquates, tant sur leur territoire que chez leurs fournisseurs habituels. L'aide alimentaire est indispensable pour faire face aux urgences, mais elle est un outil complémentaire à court terme. Il faut également tenir compte du fait qu'elle risque de décourager l'expansion de la production nationale.
Le partage des informations impartiales, qui contribue à accroître la transparence du marché, et l'amélioration des analyses de l'évolution des marchés céréaliers actuels et à terme ont probablement déjà eu un effet stabilisant important sur le marché céréalier mondial.
Enfin, il est intéressant de voir que les marchés à terme des marchandises jouent un rôle de plus en plus important en tant que baromètre du prix international du blé. Même si les marchés à terme peuvent réagir avec volatilité, du fait de l'énorme intérêt qu'ils suscitent en période de rareté perçue, ils sont de plus en plus utilisés par les importateurs pour réduire leur risque au plan des fluctuations de prix, et ils contribuent ainsi à renforcer la stabilité de marché céréalier.
Conclusion
L'économie céréalière mondiale est dans une phase critique. Ses intérêts à long terme seront bien servis si la réponse des producteurs aux signaux du marché est adéquate et si la fiabilité de l'approvisionnement est préservée. Autrement, les prédictions pessimistes quant aux effets de la libéralisation mondiale de l'agriculture risquent de se réaliser.
Une importante expansion de la production céréalière dans tous les grands pays céréaliers en réponse à de forts signaux du marché devrait aussi contribuer à montrer que les Malthusiens, qui pensent que la population augmente plus vite que ses moyens de subsistance, n'ont pas raison. À long terme, l'expansion et la fiabilité des flux commerciaux doivent déboucher sur une situation où tout le monde sera gagnant, les producteurs aussi bien que les consommateurs, les exportateurs aussi bien que les importateurs.