De l'avis de M. Mark Falcoff, spécialiste des questions relatives à l'Amérique latine, les commissions de la vérité et les organismes apparentés servent peut-être « à purger la conscience nationale » d'un pays dans lequel des infractions aux droits de l'homme auraient été commises.Les opinions exprimées dans l'article qui suit ne reflètent pas nécessairement le point de vue du gouvernement des États-Unis.
M. Falcoff, qui est l'auteur d'ouvrages consacrés à l'expérience politique du Chili et de l'Argentine, estime que tout ce que l'on peut écrire sur le rôle des commissions de la vérité devient nécessairement source de polémique, parce qu'on est amené à déterminer l'identité de ceux qui auraient systématiquement bafoué les droits de l'homme. On peut tomber d'accord sur le bien-fondé des efforts déployés par ces commissions en vue de protéger les droits de l'homme, mais il faut se rendre compte que leurs résultats parfois variables reflètent la difficulté de la tâche et l'environnement souvent hostile dans lequel elles doivent fonctionner.
Lors d'une récente interview, M. Falcoff, qui est rattaché à l'American Enterprise Institute de Washington, faisait observer que les commissions de la vérité avaient eu des répercussions dans l'ensemble très différentes au Chili et en Argentine. La Commission argentine de la vérité a ouvert des enquêtes sur les meurtres et les « disparitions » qui étaient monnaie courante après « l'humiliation » de la défaite de l'Argentine face à la Grande-Bretagne pendant la guerre des Malouines, en 1982. « Plus que tout autre événement peut-être, estime M. Falcoff, cette défaite a fait avancer la cause des droits de l'homme. »
Après la guerre, explique-t-il, « les récriminations ont fusé » au sujet des milliers de personnes qui avaient été enlevées, torturées et tuées par les forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires entre 1970 et 1983.
« Cela peut-paraître cynique, dit M. Falcoff, mais il me semble tout à fait juste de dire que la colère du peuple s'est transférée sur l'armée, parce qu'elle avait perdu la guerre. »
La situation des droits de l'homme s'est améliorée en Argentine depuis la guerre des Malouines, parce que ce pays « possède un gouvernement civil élu, une presse libre et une culture politique changée du tout au tout ».
Dans ses ouvrages sur l'Argentine, M. Falcoff qualifie de « véritable champ de mines » les tentatives controversées qui ont été faites pour brosser le tableau des droits de l'homme en Argentine depuis 1970. Dans un article rédigé en 1988, M. Falcoff note que les violations avaient été commises « avec l'accord des membres du clergé, de l'appareil judiciaire, de la presse, des milieux d'affaires, des groupes d'intellectuels et des syndicats, voire en association avec eux ».
Dans un rapport établi pour le Congrès début 1977 au sujet de la situation des droits de l'homme en Argentine, le gouvernement des États-Unis chiffre à environ deux mille le nombre d'Argentins qui auraient été tués rien qu'entre 1973 et 1976. Par contre, dit M. Falcoff, la Commission argentine de la vérité, dite Commission nationale sur les personnes disparues, et qui a été instaurée par le président Raul Alfonsin en 1983, n'a dénombré que six cents cas avant le coup d'État de 1976, lorsque les forces armées ont pris le pouvoir et mis en place un régime de répression généralisée.
On ne peut pas dire qu'un consensus se soit dégagé sur le nombre des victimes après l'effondrement du gouvernement militaire, en 1983 ; les estimations variaient considérablement, ajoute M. Falcoff. L'Assemblée permanente de l'Argentine sur les droits de l'homme, dont M. Falcoff dit qu'elle serait proche du parti communiste, a chiffré à six mille cinq cents le nombre de victimes entre 1976 et 1979. Selon M. Falcoff, une commission spéciale de l'association des avocats de New-York qui s'est rendue en Argentine en 1979 estimerait leur nombre à dix mille, alors qu'Amnesty International en compterait entre quinze mille et vingt mille.
M. Falcoff déclare n'avoir « aucune raison de mettre en doute » le chiffre officiel avancé par la Commission nationale, à savoir neuf mille cas entre 1976 et 1983. Ce qui le chiffonne au sujet du rapport qu'elle a établi et fait publier en 1985, sous le titre « Jamais plus », c'est ce dont elle ne parle pas. Les auteurs du rapport ont l'air de dire que toutes les horreurs commises en Argentine sont postérieures au coup d'État de 1976, « ce qui est faux », affirme M. Falcoff.
D'autre part, M. Falcoff ne ménage pas ses critiques sur les derniers chapitres, qui forment la conclusion du rapport. Cette section rejette sur les États-Unis la responsabilité de tous les événements honteux survenus en Argentine, mais elle fait complètement l'impasse « sur le rôle du gouvernement argentin dans les disparitions » antérieures au coup d'État de 1976. Les informations compromettantes ont été délibérément passées sous silence, suggère M. Falcoff, pour ne pas gêner le parti péroniste, qui exerçait une forte emprise sur l'Argentine au moment de l'établissement du rapport.
En ce qui concerne le Chili, M. Falcoff estime que la Commission de la vérité chargée d'enquêter sur les violations des droits de l'homme commises entre 1973 et 1990 a fait, dans l'ensemble, « un travail honnête, exact et pertinent ».
La Commission nationale sur la vérité et la réconciliation a publié un rapport dans lequel elle brosse le tableau des infractions perpétrées par le gouvernement militaire dirigé par le général Augusto Pinochet. Les circonstances n'étaient pas les mêmes au Chili et en Argentine, précise M. Falcoff.
En effet, l'armée chilienne n'avait pas été humiliée comme l'avait été l'Argentine en perdant la guerre. Au lieu de chercher à rejeter le blâme sur quelqu'un, explique M. Falcoff, la commission de la vérité a rapporté objectivement des faits et « elle s'en est plutôt bien tirée ». Faisant montre d'un esprit de compromis, l'armée a laissé la commission libre d'avancer le chiffre qui lui paraissait exact quant au nombre de décès survenus pendant les dix-sept années du régime du général Pinochet, « ainsi que de révéler l'identité des victimes et les circonstances de leur mort ».
De leur côté, les auteurs du rapport se sont abstenus de dire si ces décès se justifiaient ou non. Ce jugement est laissé « à la discrétion de chacun », suivant ses opinions politiques, constate M. Falcoff. Celui-ci doute que les commissions de la vérité, dans ces circonstances, aient suffisamment d'influence pour empêcher les coups d'État et les actes de répression exercés à l'encontre de ceux qui s'y opposent.
Les individus qui participent aux coups d'État « ne se soucient pas de finir en prison quinze ans plus tard », poursuit le spécialiste. Les coups d'État relèvent de motifs sociaux, politiques, culturels et historiques ; leurs auteurs ne redoutent pas d'être traduits en justice et de subir les conséquences de leurs actions.
Pour autant, ajoute-t-il, les individus qui complotent contre le gouvernement réfléchiraient peut-être à deux fois si la primauté du droit « s'incrivait résolument dans la tradition » et ils seraient peut-être « moins enclins » à rompre avec les institutions.
Durant l'interview, M. Falcoff a indiqué qu'il souhaitait parler uniquement de la commission de la vérité de l'Argentine et de celle du Chili, c'est-à-dire de celles des deux pays qu'il connaît le mieux pour les avoir étudiés à fond.
Il a cependant évoqué la nature controversée de ce sujet au Salvador, où la Commission de la vérité parrainée par l'ONU a accusé les responsables militaires d'avoir commis la grande majorité des violations des droits de l'homme dans ce pays. Le rapport de l'ONU, intitulé « De la folie à l'espoir », fait état d'informations qui documentent quinze mille infractions aux droits de l'homme répertoriées entre 1980 et 1991, c'est-à-dire pendant la guerre civile, qui aurait fait soixante-quinze mille morts.
En janvier 1995, le secrétaire d'État des États-Unis, M. Warren Christopher, a soulevé le sujet de l'intérêt de la Commission salvadorienne de la vérité ainsi que des commissions du Nicaragua, d'Haïti, du Guatémala et du Mexique. De l'avis du haut fonctionnaire, ces organismes « contribuent à la réconciliation dans les pays qui ont été ravagés par la guerre civile ou par des troubles internes ».
Dans un rapport publié ultérieurement, le département d'État souligne que les commissions de la vérité et les organismes assimilés offrent « des façons novatrices et variées » de faire le jour sur les violations des droits de l'homme, ce qui peut déboucher sur le règlement négocié d'un conflit.
Ce rapport contient la citation suivante du président Clinton : « Dans les sociétés où règne la primauté du droit, où le gouvernement est responsable devant le peuple et où les idées et l'information circulent librement, le développement économique et la stabilité politique sont le plus susceptibles d'être au rendez-vous. »