DE L'IMPORTANCE DES TRIBUNAUX PÉNAUX INTERNATIONAUX


Par Neil J. Kritz


Neil J. Kritz est spécialiste de la primauté du droit à l'United States Institute of Peace. Dans l'article qui suit, il fait le bilan du procès de Nuremberg à un moment où la communauté internationale cherche à traduire en justice les auteurs des crimes de guerre commis en Bosnie et au Rwanda.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de l'Institut ou du gouvernement des États-Unis.


Emsud Bahonjic et Fidèle Kayabugoyi ne se connaissaient pas. Ils appartenaient à des milieux et à des cultures très différents et vivaient à plus de cinq mille kilomètres l'un de l'autre. Mais l'histoire se souviendra d'eux pour ce qu'ils ont en commun : tous les deux ont été assassinés de façon sadique en raison de leur ethnicité : le premier était un musulman bosniaque, le second un Tutsi rwandais. Tous les deux ont été victimes d'un génocide, de la « purification ethnique », de crimes de guerre perpétrés dans leurs pays respectifs. La façon dont leur société et le monde traiteront leurs meurtriers dans l'ex-Yougoslavie et au Rwanda pourrait avoir une importante influence sur l'établissement d'une paix durable dans leurs pays ravagés.

Comment peut-on instaurer la paix et la réconciliation après de telles atrocités ? Dans quelle mesure la poursuite en justice des criminels de guerre aidera-t-elle à réunifier la société de ces pays ? D'aucuns affirment que la meilleure façon d'obtenir la réconciliation est de reléguer ces actes dans le passé. Selon eux, les procès pour crimes de guerre donneront très probablement lieu à des spectacles qui ne cadrent pas avec la volonté sincère d'établir la paix et la démocratie, que l'étalage des atrocités commises en temps de guerre attisera les passions et la haine au lieu de les apaiser, que des sociétés déchirées devraient concentrer les ressources humaines et matérielles limitées dont elles disposent à la tâche urgente de reconstruction économique, pour bâtir des lendemains meilleurs et non pas détourner ces ressources limitées en s'appesantissant sur les manquements de naguère.

Mais si l'objectif poursuivi dans ces pays est plus qu'un arrêt précaire et temporaire de la violence, il est indispensable de traiter les crimes de guerre et le génocide d'une façon nette et résolue. Supposer que les individus et les groupes victimes d'atrocités odieuses vont tout simplement les oublier ou réprimer leurs sentiments sans demander de comptes, sans exiger un semblant de justice, c'est se méprendre sur la psychologie humaine et laisser en place les germes de conflits ultérieurs. Ce qui est vrai d'individus traumatisés par des mauvais traitements généralisés est tout aussi valable pour les nations : des mécanismes sont nécessaires pour affronter le passé et en tenir compte, pour faciliter une rupture avec ce passé au lieu de recourir à la répression. Sinon, on peut s'attendre à ce que le passé hante et contamine le présent et l'avenir. Les victimes pourront nourrir des rancunes qui, si elles ne sont pas assouvies par la justice, risquent de l'être par la vengeance. La discussion et la condamnation publiques de ces crimes est peut-être la meilleure façon de tirer un trait sur le passé, si l'on ne veut pas que le public voie dans le nouvel ordre la perpétuation de ce passé. La réponse aux doléances et aux souffrances, aux demandes de compte, le pardon ainsi que la réhabilitation des victimes et des criminels constitueront un processus pénible et délicat. Cela prendra du temps, plus de temps qu'il n'en faut pour procéder à des tâches matérielles comme la séparation des forces armées ennemies et leur réduction, mais en ne réagissant pas aux crimes de guerre et autres atrocités liées à la guerre, on aggraverait les torts causés aux victimes et on perpétuerait une tradition d'impunité qui ne pourrait qu'encourager les abus futurs et contribuer à une justice fondée sur l'autodéfense et l'esprit de vengeance.

Dans ce contexte, la poursuite en justice des criminels de guerre permet d'atteindre trois objectifs. Elle donne aux victimes un sentiment de justice et d'apaisement, l'impression qu'on a cherché à redresser les torts qui leur ont été faits, et elles peuvent plus facilement tourner la page au lieu de mettre leur ressentiment en veilleuse en prévision du prochain conflit. De plus, elle peut donner à la société une nouvelle dynamique, faire comprendre que les agresseurs et ceux qui violent les droits de leur prochain auront désormais des comptes à rendre. Cela revient à dire, et c'est peut-être le plus important pour la réconciliation à long terme, que ce sont des individus et non pas des groupes ethniques, religieux ou politiques, qui ont commis des atrocités dont ils doivent répondre. Ce faisant, on rejette la dangereuse mentalité de culpabilité collective et de vengeance qui fait souvent naître de nouveaux cycles de ressentiment et de violence.

Au Rwanda comme en Bosnie, le rapatriement d'un grand nombre de réfugiés est étroitement lié à la question de justice et de responsabilité. Environ deux ans après le génocide rwandais, près de deux millions de Hutus, le groupe ethnique identifié avec le déclenchement des tueries, demeurent dans des camps de réfugiés installés dans les pays voisins. Des interviews récentes de réfugiés de ces camps confirment que le principal obstacle à leur rapatriement est la peur du genre de justice qui les attend à leur retour.

La poursuite internationale des criminels de guerre

Lorsque des procès pour crimes de guerre ont lieu, vaut-il mieux qu'ils se déroulent dans un tribunal international comme ceux de Nuremberg et de Tokyo 1/ ou ceux qui sont prévus pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, ou au contraire dans des tribunaux du pays concerné ? Des raisons politiques judicieuses militent en faveur de chacune de ces approches.

Un tribunal international est mieux placé pour montrer clairement que la communauté internationale ne tolérera pas de nouvelles atrocités de ce genre. On espère ainsi décourager de futurs carnages, tant dans le pays en question que dans le reste du monde. Il a plus de chances d'avoir à sa disposition des experts capables d'appliquer et d'interpréter des normes internationales en évolution dans un domaine parfois obscur du droit. Il peut davantage favoriser le développement et l'application de normes internationales en matière de droit criminel. Comparé à l'appareil judiciaire souvent démantelé d'un pays qui vient de vivre un génocide ou d'autres atrocités généralisées, un tribunal international a plus de chances de disposer des ressources humaines et matérielles nécessaires. Il peut fonctionner plus facilement de façon indépendante et impartiale et non dans un esprit de vengeance, et être perçu comme tel. Enfin, quand la majorité des concepteurs et auteurs de ces atrocités ont quitté le pays dans lequel ils ont commis leurs crimes (comme c'est le cas pour le Rwanda et la Bosnie), un tribunal international a plus de chances qu'un tribunal local d'obtenir leur extradition et leur détention.

Le précédent le plus important pour la poursuite internationale des criminels de guerre est bien entendu le procès de Nuremberg, qui a eu lieu à la suite de la Seconde Guerre mondiale. La comparution des auteurs d'atrocités nazies devant le tribunal militaire international puis devant le tribunal de Nuremberg a établi plusieurs principes fondamentaux qui continuent à influencer la conduite internationale. Il s'agit notamment des principes suivants : les droits des individus et des groupes intéressent la communauté internationale ; le souci de la communauté internationale de prévenir ou de punir les crimes contre l'humanité commis dans les États prend le pas sur toute question de souveraineté nationale ; non seulement les États, mais les individus peuvent avoir des comptes à rendre, dans le cadre du droit international, pour leur participation à un génocide ou à d'autres atrocités ; et le fait d'avoir « suivi des ordres » ne diminue en rien la responsabilité des criminels de guerre.

Bien des gens pensaient que, sous l'impulsion du procès de Nuremberg, un tribunal international permanent serait rapidement créé pour juger les criminels de guerre et auteurs d'autres atrocités. La convention de 1948 sur le génocide reflétait ce sentiment, et prévoyait des procès « dans tout tribunal international compétent ». Mais le déclenchement immédiat de la guerre froide bloqua toute mesure de ce genre durant les quatre décennies qui suivirent.

En mai 1993, en réponse aux preuves écrasantes de la « purification ethnique » et du génocide en cours dans l'ex-Yougoslavie, le Conseil de sécurité des Nations unies vota en faveur de la création du premier tribunal international pour crimes de guerre depuis ceux de Nuremberg et de Tokyo. Le Conseil de sécurité établit le « tribunal international pour la poursuite en justice des personnes responsables des graves violations du droit humanitaire international commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 », dans la conviction explicite que cela contribuerait au rétablissement et au maintien de la paix. Ce tribunal a son siège à La Haye. Il compte onze juges venus de onze pays différents et comprend deux tribunaux de première instance et une cour d'appel.

Ce tribunal représente, à divers titres, une amélioration par rapport au tribunal de Nuremberg. Ses règles de procédure contiennent des éléments positifs acquis au cours des cinquante dernières années sur les droits des prévenus dans le cadre du droit international. Le procès de Nuremberg était perçu comme la poursuite en justice des perdants de la Seconde Guerre mondiale par les vainqueurs, ce qui n'est pas le cas pour ce tribunal. Il s'agit, je le répète, d'un tribunal véritablement international et les pays qui fournissent ses juges, ses procureurs et son personnel n'ont pas pris part au conflit. En outre, il a pour mission d'enquêter sur les crimes de guerre commis par des personnes des deux camps du conflit et de poursuivre ces dernières.

Si l'on songe que près de cinquante années se sont écoulées entre la création du tribunal de Nuremberg et celle du tribunal pour l'ex-Yougoslavie, l'étape institutionnelle suivante a été rapidement franchie. En novembre 1994, « convaincu que dans la situation particulière du Rwanda, la poursuite en justice des auteurs de violations flagrantes du droit humanitaire international contribuerait au processus de réconciliation nationale ainsi qu'au rétablissement et au maintien de la paix », le Conseil de sécurité vota en faveur de la création d'un tribunal international pour le Rwanda. Il n'est pas surprenant que, par sa structure et sa mission, le nouveau tribunal ressemble beaucoup à celui qui a été créé pour l'ex-Yougoslavie. Pour assurer le plus efficacement possible le partage de leurs ressources, éviter les approches juridiques contradictoires et minimiser le délai de mise en marche, les deux tribunaux partagent leur principal procureur et leur cour d'appel. Leurs principales règles en matière de preuves testimoniales sont pratiquement identiques. Un procureur par intérim dirige une petite équipe d'enquêteurs et d'avocats dans la capitale du Rwanda, Kigali ; les procès se dérouleront au siège de ce tribunal, situé à Arusha (Tanzanie).

Ces deux tribunaux jouent un rôle historique en élargissant les horizons pour la poursuite internationale des criminels de guerre et ils établissent d'importants précédents. Leur fonctionnement a été soumis, dès le début, à d'importantes contraintes.

Dans son rapport final sur le procès de Nuremberg, le procureur principal Telford Taylor indiquait qu'après le procès initial devant un tribunal militaire, la nécessité d'organiser de nouvelles structures ainsi que la gestion et le recrutement du personnel nécessaire pour les douze procès qui allaient suivre avait retardé de près d'un an le procès des criminels de guerre. Ce retard eut des conséquences. « Si les procès s'étaient déroulés et avaient pris fin un an plus tôt, faisait observer M. Taylor, on aurait peut-être pu transmettre plus efficacement au public les leçons à tirer de ces événements. » Cette remarque est tout aussi valable un demi-siècle plus tard. Les retards apportés dans le financement, le recrutement de personnel et l'organisation des tribunaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda ont diminué leur effet : il a fallu un an et demi au tribunal pour l'ex-Yougoslavie pour prononcer sa première inculpation. On espère que cette situation changera dans les semaines qui suivent, quand les premiers procès commenceront. Dans la période qui a suivi l'accord de Dayton,2/ ce tribunal a reçu davantage d'attention et de soutien du public et a enregistré des gains impressionnants.

La fin de la guerre froide, ajoutée à l'établissement des deux tribunaux spéciaux, a donné une importante impulsion à la reprise des discussions, restées longtemps en veilleuse, sur la création d'un tribunal permanent chargé de juger les crimes de guerre. En 1993, à la demande de l'Assemblée générale des Nations unies, la Commission du droit international a rédigé un projet de loi détaillé concernant un tel tribunal, projet qu'elle a perfectionné en 1994. Une commission préparatoire créée par l'Assemblée générale vient de terminer l'examen de cette question et reprendra ses délibérations en août 1996. Il reste encore un certain nombre de questions importantes à régler telles que le rôle que jouera le Conseil de sécurité dans la soumission des cas au tribunal ; la compétence éventuelle du tribunal pour des crimes tels que le terrorisme, l'agression et le trafic de la drogue ; le pouvoir qu'aurait le procureur d'entamer des enquêtes ; et les questions d'extradition et de procédure. Il existe un vaste consensus sur le fait que le tribunal serait compétent pour juger les individus inculpés de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Son établissement rendrait évidemment inutiles les tribunaux spéciaux et réduirait considérablement les délais qui ont entravé le début de leurs travaux. En 1997, ou plus vraisemblablement en 1998, ce projet devrait passer au stade suivant : la convocation d'une conférence plénipotentiaire chargée de la rédaction finale et de l'adoption d'un traité établissant ce tribunal international permanent.

La composante locale

La poursuite des criminels de guerre devant des tribunaux locaux peut aussi servir d'importants objectifs. Elle peut accroître la légitimité et la crédibilité d'un nouveau gouvernement fragile, prouver la volonté de ce dernier de faire porter à des individus la responsabilité de leurs crimes. Du fait que ces procès sont suivis par la population locale et par des observateurs étrangers, ils peuvent mettre l'accent sur la reconstitution de l'appareil judiciaire et de justice pénale du pays, faire considérer les tribunaux comme un forum crédible pour un redressement non violent des torts. Enfin, comme l'a noté la Commission d'experts de l'ONU créée en 1994 pour enquêter sur le génocide rwandais, « les tribunaux locaux peuvent être plus sensibles aux traditions locales et leurs décisions peuvent avoir une force symbolique plus grande et plus immédiate du fait que les verdicts seraient prononcés par des tribunaux connus de la population locale ».

D'ailleurs, les crimes de guerre ne donnent pas tous lieu à la création d'un tribunal international. C'est ainsi que les atrocités commises par le gouvernement Mengistu en Ethiopie sont actuellement jugées par un Bureau spécial établi dans ce but par le nouveau gouvernement, la création d'un tribunal international n'ayant pas été jugée nécessaire.

Enfin, même quand un tribunal international est établi pour poursuivre les criminels de guerre, le grand nombre de cas à juger est un argument supplémentaire en faveur de poursuites judiciaires locales. Pour des raisons pratiques aussi bien que politiques, on peut s'attendre à ce que les tribunaux internationaux établis pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie limitent leurs poursuites à un nombre restreint de personnes. Le tribunal de Nuremberg avait des ressources bien supérieures à celles des deux nouveaux tribunaux. À son maximum, il employait près de neuf cents ressortissants des pays alliés et presque autant d'Allemands. À Nuremberg, les autorités étaient pratiquement maîtresses de la situation et contrôlaient les sources de preuves, et les procureurs bénéficiaient d'une masse de documents, ce qui n'est pas le cas en ce qui concerne le Rwanda et l'ex-Yougoslavie. Et même avec tous ces moyens, les procès de Nuremberg donnèrent lieu à la poursuite de quelque deux cents prévenus groupés dans treize procès et cela pendant quatre ans. Si les deux tribunaux actuels jugent collectivement autant d'affaires, ce sera considéré comme un énorme succès.

Cela signifie que même si ces tribunaux parviennent au maximum d'efficacité, des milliers d'autres crimes de guerre et d'autres atrocités ne feront pas l'objet de poursuites. Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, la commission bosniaque sur les crimes de guerre a actuellement vingt mille cas dans ses dossiers et plusieurs fonctionnaires bosniaques m'ont indiqué, au cours d'interviews récentes, que jusqu'à cinq mille de ces cas pourraient se prêter à des poursuites locales. De leur côté, les autorités croates et serbes ont également des dossiers relatifs à des crimes de guerre commis par l'autre camp. Une fois que les troupes étrangères se seront retirées et que le tribunal international aura terminé ses poursuites, le gouvernement, le pouvoir judiciaire et la société de ces pays devront faire face à ce problème et à ces personnes, soit en les poursuivant en justice dans les tribunaux locaux, soit en prenant d'autres mesures à leur égard.

La charte des deux tribunaux internationaux reconnaît cet élément local à condition qu'ils partagent avec les tribunaux locaux le pouvoir de juger les crimes en question 3/ (Il convient de noter que le projet de statut du tribunal criminel international permanent souligne aussi cet élément local, déclarant que le tribunal international doit « être le complément de l'appareil judiciaire national quand de telles poursuites ne sont pas possibles ou quand elles ne seraient pas efficaces ».) Le gouvernement bosniaque a déjà établi six listes de juges et désigné une cour d'appel de Sarajevo pour juger exclusivement les crimes de guerre et les cas de génocide. Au Rwanda, la situation est plus compliquée car le programme national de poursuite des criminels de guerre sera influencé par l'idée que se feront les Rwandais de la volonté de la communauté internationale de soutenir les travaux du tribunal international. Dans chaque cas, la façon dont la question sera réglée aura des répercussions importantes sur la viabilité de la paix et la primauté du droit.

La multitude de cas

Quand des poursuites sont entamées, quelle devrait être l'ampleur du filet tendu par la justice ? On s'accorde de plus en plus à penser, dans les milieux juridiques internationaux, que pour les violations les plus odieuses des droits de l'homme et du droit humanitaire international, une amnistie générale est impensable. Le droit international n'exige cependant pas la poursuite en justice de tout individu ayant pris part à des atrocités. La poursuite d'un nombre symbolique ou représentatif de personnes présumées les plus coupables peut satisfaire aux obligations internationales, notamment si un procès excessivement long menace la stabilité du pays. Cette solution a été adoptée en Argentine, en Ethiopie et dans certains pays d'Europe centrale et d'Europe de l'Est face aux nombreuses violations des droits de l'homme perpétrées par les gouvernements renversés.

Dans plusieurs cas allant de Nuremberg à l'Ethiopie, des efforts ont été faits, compte tenu du grand nombre de prévenus, pour distinguer entre trois degrés de culpabilité et concevoir des solutions différentes pour chacun d'eux. On distingue, en gros, les catégories suivantes :


La sévérité du traitement varie en conséquence. Les Accords de Dayton mettant fin à la guerre dans l'ex-Yougoslavie ont plus ou moins adopté cette approche. En ce qui concerne la première catégorie, les parties en guerre se sont engagées a apporter toute leur coopération et toute leur assistance au tribunal international dans la poursuite des auteurs des crimes les plus odieux. En ce qui concerne la seconde catégorie, les accords considèrent l'obligation faite aux parties d'entreprendre sans délai « la poursuite en justice, la destitution ou le transfert des membres des forces militaires et paramilitaires, de la police et des autres fonctionnaires coupables de graves violations des droits fondamentaux de personnes appartenant à des groupes ou minorités ethniques » comme une mesure propre à inspirer la confiance.4/ Enfin, ceux qui sont accusés « de tout acte autre qu'une grave violation du droit humanitaire international » bénéficieront d'une amnistie.5/ Bien que l'après-guerre froide ait montré combien il est difficile d'appliquer de telles dispositions, le cadre fondamental qu'elles créent n'en reste pas moins judicieux.

Le cas du Rwanda fait ressortir la nécessité du pragmatisme pour tempérer une approche jusqu'au-boutiste dans la poursuite des criminels de guerre. Dans l'un des génocides les plus horribles qui aient été commis de mémoire récente, jusqu'à un million de Tutsis et de Hutus modérés ont été massacrés en l'espace de quatorze semaines, en 1994. Durant leur première année au pouvoir, de nombreux responsables du nouveau gouvernement ont demandé que toute personne ayant participé aux atrocités soit poursuivie et punie. Cela équivaudrait à arrêter plus de cent mille Rwandais, ce qui serait totalement impossible et ce qui déstabiliserait le pays en période de transition. En avril 1996, bien qu'aucune inculpation officielle n'ait encore été prononcée, soixante-dix Rwandais étaient détenus, sur présomption de participation au génocide, dans des prisons conçues pour héberger un nombre bien inférieur de prisonniers. Pour compliquer le problème, l'appareil judiciaire criminel du Rwanda a été décimé durant le génocide, quelque 95 % des avocats et juges rwandais ayant été tués ou se trouvant actuellement soit en exil soit en prison. La poursuite des criminels de guerre au Rwanda exige donc une approche tenant compte du nombre extraordinairement élevé de cas en puissance et des effectifs extrêmement restreints dont ce pays dispose pour les juger.

Une loi actuellement envisagée par le gouvernement rwandais classerait les criminels de guerre dans quatre catégories, selon leur degré de culpabilité dans le génocide :

Les personnes des deuxième et troisième catégories qui procéderont à des aveux complets de leurs crimes et fourniront des renseignements sur leurs complices et, chose plus importante, s'excuseront auprès de leurs victimes, bénéficieront d'une procédure accélérée et d'une réduction importante de leur peine. Ceux de la quatrième catégorie ne feront l'objet d'aucune poursuite.

Autres solutions

Les procès criminels sont la façon la plus manifeste de traiter le génocide et autres atrocités. Toutefois, selon les conditions qui règnent dans un pays, la justice peut recourir à d'autres solutions. En Espagne, les deux camps ont pleinement reconnu leurs manquements (ce que personne n'a fait en Bosnie) et ils se sont accordé une amnistie mutuelle. En Grèce, des centaines d'officiers et de soldats ont été traduits en justice pour avoir torturé d'anciens prisonniers. En Afrique du Sud, l'amnistie sera accordée au cas par cas, mais uniquement après que les auteurs de violations l'auront sollicitée et qu'ils auront fourni des aveux détaillés de leurs crimes. Dans des pays comme le Chili et le Salvador, des « commissions de la vérité » ont procédé à un recensement national de ces délits en tant que forme de justice. En République tchèque, en Lituanie et dans l'ex-Allemagne de l'Est, des purges administratives ont temporairement démis de leurs fonctions publiques les personnes liées à des violations passées. La justice exige parfois la reconnaissance officielle et la réhabilitation des victimes.

Les répercussions plus vastes

La façon dont la responsabilité des auteurs d'atrocités généralisées est établie peut être utile au-delà des frontières du pays en question ; elle peut avoir des conséquences pour des conflits futurs dans d'autres parties du monde. Quand on lui a demandé s'il s'inquiétait de voir la communauté internationale lui demander des comptes pour sa démoniaque campagne de génocide, Adolf Hitler a fait cette réponse cynique : « Qui se souvient des Arméniens ? ». Il se référait à un génocide perpétré 25 ans plus tôt et qui n'avait donné lieu à aucune poursuite. En se livrant à leur campagne de purification ethnique et de génocide, les dirigeants serbes de Bosnie ont eu à répondre à la même question et plus d'un a fait remarquer à ce propos que les chefs des Khmers rouges n'avaient jamais été poursuivis ou punis pour les atrocités qu'ils avaient commises au Cambodge dans les années 1970.

L'une des nombreuses raisons avancées pour justifier la création du tribunal international pour le Rwanda était la nécessité de montrer que la communauté internationale ne tolérerait plus de telles atrocités, qu'un tel tribunal découragerait de futurs carnages non seulement au Rwanda, mais dans les autres pays, et notamment au Burundi où la violence interethnique avait commencé à s'intensifier. Si la communauté internationale avait promptement établi ce tribunal et si elle l'avait doté de personnel et de ressources suffisantes, s'il avait été, dès sa création, une entité solide ayant les moyens de s'acquitter de sa mission, cela aurait très certainement donné à réfléchir à ceux qui recouraient à une violence extrémiste dans le pays voisin. Malheureusement, l'avertissement donné au voisin méridional du Rwanda était relativement timide. Au Rwanda comme au Burundi, on a noté le retard énorme avec lequel le tribunal avait obtenu un personnel et un financement partiels, et le Burundi a sombré davantage dans la violence et le chaos. Le secrétaire général de l'ONU demande que des préparatifs soient faits en vue de l'intervention d'une force militaire multilatérale. Quand la communauté internationale demande maintenant ce qu'on aurait pu faire pour éviter ce glissement, il suffit de constater l'insuffisance du soutien accordé au tribunal créé pour le Rwanda pour avoir une réponse partielle à cette question. Il faut espérer que lorsqu'ils débuteront enfin, dans les semaines qui viennent, les premiers procès pourront encore jouer un rôle constructif dans le contexte du Burundi.

Certains analystes et diplomates vont sans nul doute continuer à dire que traduire en justice les auteurs de génocide et d'autres violations généralisées des droits de l'homme est un luxe que peuvent difficilement s'offrir des sociétés traumatisées ; que c'est en tirant le rideau sur les manquements du passé que l'on parviendra le mieux à la paix. Mais il y a des milliers et des milliers de victimes comme Emsud Bahonjic et Fidèle Kayabugoyi, et les millions de parents et d'amis qui leur ont survécu vous tiendront un autre langage. Ils exigeront que justice soit faite, tôt ou tard ; le problème consiste à obtenir qu'elle soit rendue de manière à faciliter au mieux l'avènement d'une paix durable.

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Footnotes:

1. De 1945 à 1948, les dirigeants allemands et japonais ont été inculpés de crimes de guerre et condamnés par les tribunaux internationaux de Nuremberg et de Tokyo.

2. Dans cet accord, signé dans la ville de Dayton (Ohio), en novembre 1995, par les parties en guerre en Bosnie, les signataires se sont engagés à coopérer pleinement avec le Tribunal pour crimes de guerre.

3. Les statuts des deux entités accordent aux tribunaux internationaux la primauté sur les tribunaux nationaux.

4. Accord de Dayton, Annexe 7, Article 1, Alinéa 3(e)

5. Id., Annexe 7, Article VI. Reconnaissant le lien qui existe entre les questions de justice et le rapatriement des réfugiés, l'Accord de Dayton traite la majeure partie de cette question dans son chapitre sur les réfugiés.


Démocratie et droits de l'homme
Revues électroniques de l'USIA, Volume 1, numéro 3, mai 1996